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En arrivant au Colorado, le premier soin de Paganel fut de se baigner «géographiquement».

Dans ses eaux colorées par une argile rougeâtre. Il fut surpris de les trouver aussi profondes, résultat uniquement dû à la fonte des neiges sous le premier soleil de l’été. De plus, la largeur du fleuve était assez considérable pour que les chevaux ne pussent le traverser à la nage. Fort heureusement, à quelques centaines de toises en amont se trouvait un pont de clayonnage soutenu par des lanières de cuir et suspendu à la mode indienne. La petite troupe put donc passer le fleuve et camper sur la rive gauche.

Avant de s’endormir, Paganel voulut prendre un relèvement exact du Colorado, et il le pointa sur sa carte avec un soin particulier, à défaut du Yarou-Dzangbo-Tchou, qui coulait sans lui dans les montagnes du Tibet.

Pendant les deux journées suivantes, celles du 27 et du 28 octobre, le voyage s’accomplit sans incidents. Même monotonie et même stérilité du terrain. Jamais paysage ne fut moins varié, jamais panorama plus insignifiant.

Cependant, le sol devint très humide. Il fallut passer des «canadas», sortes de bas-fonds inondés, et des «esteros», lagunes permanentes encombrées d’herbes aquatiques. Le soir, les chevaux s’arrêtèrent au bord d’un vaste lac, aux eaux fortement minéralisées, l’Ure-Lanquem, nommé «lac amer» par les indiens, qui fut en 1862 témoin de cruelles représailles des troupes argentines.

On campa à la manière accoutumée, et la nuit aurait été bonne, n’eût été la présence des singes, des allouates et des chiens sauvages. Ces bruyants animaux, sans doute en l’honneur, mais, à coup sûr, pour le désagrément des oreilles européennes, exécutèrent une de ces symphonies naturelles que n’eût pas désavouée un compositeur de l’avenir.

Chapitre XVII Les pampas

La Pampasie argentine s’étend du trente-quatrième au quarantième degré de latitude australe. Le mot «pampa», d’origine araucanienne, signifie «plaine d’herbes», et s’applique justement à cette région.

Les mimosées arborescentes de sa partie occidentale, les herbages substantiels de sa partie orientale, lui donnent un aspect particulier. Cette végétation prend racine dans une couche de terre qui recouvre le sol argilo-sableux, rougeâtre ou jaune. Le géologue trouverait des richesses abondantes, s’il interrogeait ces terrains de l’époque tertiaire.

Là gisent en quantités infinies des ossements antédiluviens que les indiens attribuent à de grandes races de tatous disparues, et sous cette poussière végétale est enfouie l’histoire primitive de ces contrées.

La pampa américaine est une spécialité géographique, comme les savanes des grands-lacs ou les steppes de la Sibérie. Son climat a des chaleurs et des froids plus extrêmes que celui de la province de Buenos-Ayres, étant plus continental. Car, suivant l’explication que donna Paganel, la chaleur de l’été emmagasinée dans l’océan qui l’absorbe est lentement restituée par lui pendant l’hiver. De là cette conséquence, que les îles ont une température plus uniforme que l’intérieur des continents. Aussi, le climat de la Pampasie occidentale n’a-t-il pas cette égalité qu’il présente sur les côtes, grâce au voisinage de l’Atlantique. Il est soumis à de brusques excès, à des modifications rapides qui font incessamment sauter d’un degré à l’autre les colonnes thermométriques. En automne, c’est-à-dire pendant les mois d’avril et de mai, les pluies y sont fréquentes et torrentielles. Mais, à cette époque de l’année, le temps était très sec et la température fort élevée.

On partit dès l’aube, vérification faite de la route; le sol, enchaîné par les arbrisseaux et arbustes, offrait une fixité parfaite; plus de médanos, ni le sable dont ils se formaient, ni la poussière que le vent tenait en suspension dans les airs. Les chevaux marchaient d’un bon pas, entre les touffes de «paja-brava», l’herbe pampéenne par excellence, qui sert d’abri aux indiens pendant les orages. À de certaines distances, mais de plus en plus rares, quelques bas-fonds humides laissaient pousser des saules, et une certaine plante, le «gygnerium argenteum», qui se plaît dans le voisinage des eaux douces. Là, les chevaux se délectaient d’une bonne lampée, prenant le bien quand il venait, et se désaltérant pour l’avenir.

Thalcave, en avant, battait les buissons. Il effrayait ainsi les «cholinas», vipères de la plus dangereuse espèce, dont la morsure tue un bœuf en moins d’une heure. L’agile Thaouka bondissait au-dessus des broussailles et aidait son maître à frayer un passage aux chevaux qui le suivaient.

Le voyage, sur ces plaines unies et droites, s’accomplissait donc facilement et rapidement.

Aucun changement ne se produisait dans la nature de la prairie; pas une pierre, pas un caillou, même à cent milles à la ronde. Jamais pareille monotonie ne se rencontra, ni si obstinément prolongée. De paysages, d’incidents, de surprises naturelles, il n’y avait pas l’ombre! Il fallait être un Paganel, un de ces enthousiastes savants qui voient là où il n’y a rien à voir, pour prendre intérêt aux détails de la route. À quel propos? Il n’aurait pu le dire. Un buisson tout au plus! Un brin d’herbe peut-être. Cela lui suffisait pour exciter sa faconde inépuisable, et instruire Robert, qui se plaisait à l’écouter.

Pendant cette journée du 29 octobre, la plaine se déroula devant les voyageurs avec son uniformité infinie. Vers deux heures, de longues traces d’animaux se rencontrèrent sous les pieds des chevaux. C’étaient les ossements d’un innombrable troupeau de bœufs, amoncelés et blanchis. Ces débris ne s’allongeaient pas en ligne sinueuse, telle que la laissent après eux des animaux à bout de forces et tombant peu à peu sur la route.

Aussi, personne ne savait comment expliquer cette réunion de squelettes dans un espace relativement restreint, et Paganel, quoi qu’il fît, pas plus que les autres. Il interrogea donc Thalcave, qui ne fut point embarrassé de lui répondre.

Un «pas possible!» du savant et un signe très affirmatif du patagon intriguèrent fort leurs compagnons.

«Qu’est-ce donc? demandèrent-ils.

– Le feu du ciel, répondit le géographe.

– Quoi! La foudre aurait produit un tel désastre! dit Tom Austin; un troupeau de cinq cents têtes étendu sur le sol!

– Thalcave l’affirme, et Thalcave ne se trompe pas. Je le crois, d’ailleurs, car les orages des pampas se signalent, entre tous, par leurs fureurs.

Puissions-nous ne pas les éprouver un jour!

– Il fait bien chaud, dit Wilson.

– Le thermomètre, répondit Paganel, doit marquer trente degrés à l’ombre.

– Cela ne m’étonne pas, dit Glenarvan, je sens l’électricité qui me pénètre. Espérons que cette température ne se maintiendra pas.

– Oh! Oh! fit Paganel, il ne faut pas compter sur un changement de temps, puisque l’horizon est libre de toute brume.

– Tant pis, répondit Glenarvan, car nos chevaux sont très affectés par la chaleur. Tu n’as pas trop chaud, mon garçon? Ajouta-t-il en s’adressant à Robert.

– Non, mylord, répondit le petit bonhomme. J’aime la chaleur, c’est une bonne chose.

– L’hiver surtout», fit observer judicieusement le major, en lançant vers le ciel la fumée de son cigare.

Le soir, on s’arrêta près d’un «rancho» abandonné, un entrelacement de branchages mastiqués de boue et recouverts de chaume; cette cabane attenait à une enceinte de pieux à demi pourris, qui suffit, cependant, à protéger les chevaux pendant la nuit contre les attaques des renards. Non qu’ils eussent rien à redouter personnellement de la part de ces animaux, mais les malignes bêtes rongent leurs licous, et les chevaux en profitent pour s’échapper.