Si le major gardait son calme, même au milieu des petites misères de la vie, Paganel, au contraire, s’indignait des taquineries du sort. Il donna au diable moustiques et maringouins, et regretta fort l’eau acidulée qui eût calmé les mille cuissons de ses piqûres. Bien que le major essayât de le consoler en lui disant que sur les trois cent mille espèces d’insectes que comptent les naturalistes on devait s’estimer heureux de n’avoir affaire qu’à deux seulement, il se réveilla de fort mauvaise humeur.
Cependant, il ne se fit point prier pour repartir dès l’aube naissante, car il s’agissait d’arriver le jour même au lac Salinas. Les chevaux étaient très fatigués; ils mouraient de soif, et quoique leurs cavaliers se fussent privés pour eux, leur ration avait été très restreinte. La sécheresse était encore plus forte, et la chaleur non moins intolérable sous le souffle poussiéreux du vent du nord, ce simoun des pampas.
Pendant cette journée, la monotonie du voyage fut un instant interrompue. Mulrady, qui marchait en avant, revint sur ses pas en signalant l’approche d’un parti d’indiens. Cette rencontre fut appréciée diversement. Glenarvan songea aux renseignements que ces indigènes pourraient lui fournir sur les naufragés du Britannia. Thalcave, pour son compte, ne se réjouit guère de trouver sur sa route les indiens nomades de la prairie; il les tenait pour pillards et voleurs, et ne cherchait qu’à les éviter. Suivant ses ordres, la petite troupe se massa, et les armes furent mises en état.
Bientôt, on aperçut le détachement indien. Il se composait seulement d’une dizaine d’indigènes, ce qui rassura le patagon. Les indiens s’approchèrent à une centaine de pas. On pouvait facilement les distinguer. C’étaient des naturels appartenant à cette race pampéenne, balayée en 1833 par le général Rosas. Leur front élevé, bombé et non fuyant, leur haute taille, leur couleur olivâtre, en faisaient de beaux types de la race indienne.
Ils étaient vêtus de peaux de guanaques ou de mouffettes, et portaient avec la lance, longue de vingt pieds, couteaux, frondes, bolas et lazos.
Leur dextérité à manier le cheval indiquait d’habiles cavaliers.
Ils s’arrêtèrent à cent pas et parurent conférer, criant et gesticulant. Glenarvan s’avança vers eux.
Mais il n’avait pas franchi deux toises, que le détachement, faisant volte-face, disparut avec une incroyable vélocité.
«Les lâches! s’écria Paganel.
– Ils s’enfuient trop vite pour d’honnêtes gens, dit Mac Nabbs.
– Quels sont ces indiens? demanda Paganel à Thalcave.
– Gauchos, répondit le patagon.
– Des gauchos! reprit Paganel, en se tournant vers ses compagnons, des gauchos! Alors nous n’avions pas besoin de prendre tant de précautions!
– Pourquoi cela? dit le major.
– Parce que les gauchos sont des paysans inoffensifs.
– Vous croyez, Paganel?
– Sans doute, ceux-ci nous ont pris pour des voleurs et ils se sont enfuis.
– Je crois plutôt qu’ils n’ont pas osé nous attaquer, répondit Glenarvan, très vexé de n’avoir pu communiquer avec ces indigènes, quels qu’ils fussent.
– C’est mon avis, dit le major, car, si je ne me trompe, loin d’être inoffensifs, les gauchos sont, au contraire, de francs et redoutables bandits.
– Par exemple!» s’écria Paganel.
Et il se mit à discuter vivement cette thèse ethnologique, si vivement même, qu’il trouva moyen d’émouvoir le major, et s’attira cette répartie peu habituelle dans les discussions de Mac Nabbs:
«Je crois que vous avez tort, Paganel.
– Tort? Répliqua le savant.
– Oui. Thalcave lui-même a pris ces indiens pour des voleurs, et Thalcave sait à quoi s’en tenir.
– Eh bien, Thalcave s’est trompé cette fois, riposta Paganel avec une certaine aigreur. Les gauchos sont des agriculteurs, des pasteurs, pas autre chose, et moi-même, je l’ai écrit dans une brochure assez remarquée sur les indigènes des pampas.
– Eh bien, vous avez commis une erreur, Monsieur Paganel.
– Moi, une erreur, Monsieur Mac Nabbs?
– Par distraction, si vous voulez, répliqua le major en insistant, et vous en serez quitte pour faire quelques errata à votre prochaine édition.»
Paganel, très mortifié d’entendre discuter et même plaisanter ses connaissances géographiques, sentit la mauvaise humeur le gagner.
«Sachez, monsieur, dit-il, que mes livres n’ont pas besoin d’errata de cette espèce!
– Si! à cette occasion, du moins, riposta Mac Nabbs.
– Monsieur, je vous trouve taquin aujourd’hui! répartit Paganel.
– Et moi, je vous trouve aigre!» riposta le major.
La discussion prenait, on le voit, des proportions inattendues, et sur un sujet qui, certes, n’en valait pas la peine. Glenarvan jugea à propos d’intervenir.
«Il est certain, dit-il, qu’il y a d’un côté taquinerie et de l’autre aigreur, ce qui m’étonne de votre part à tous deux.»
Le patagon, sans comprendre le sujet de la querelle, avait facilement deviné que les deux amis se disputaient. Il se mit à sourire et dit tranquillement:
«C’est le vent du nord.
– Le vent du nord! s’écria Paganel. Qu’est-ce que le vent du nord a à faire dans tout ceci?
– Eh! c’est cela même, répondit Glenarvan, c’est le vent du nord qui est la cause de votre mauvaise humeur! J’ai entendu dire qu’il irritait particulièrement le système nerveux dans le sud de l’Amérique.
– Par saint Patrick, Edward, vous avez raison! dit le major, et il partit d’un éclat de rire.
Mais Paganel, vraiment monté, ne voulut pas démordre de la discussion, et il se rabattit sur Glenarvan, dont l’intervention lui parut un peu trop plaisante.
«Ah! vraiment, mylord, dit-il, j’ai le système nerveux irrité?
– Oui, Paganel, c’est le vent du nord, un vent qui fait commettre bien des crimes dans la pampa, comme la tramontane dans la campagne de Rome!
– Des crimes! répartit le savant. J’ai l’air d’un homme qui veut commettre des crimes?
– Je ne dis pas précisément cela.
– Dites tout de suite que je veux vous assassiner!
– Eh! répondit Glenarvan, qui riait sans pouvoir se contenir, j’en ai peur. Heureusement que le vent du nord ne dure qu’un jour!»
Tout le monde, à cette réponse, fit chorus avec Glenarvan. Alors Paganel piqua des deux, et s’en alla en avant passer sa mauvaise humeur. Un quart d’heure après, il n’y pensait plus.
À huit heures du soir, Thalcave ayant poussé une pointe en avant, signala les barrancas du lac tant désiré. Un quart d’heure après, la petite troupe descendait les berges du Salinas. Mais là l’attendait une grave déception. Le lac était à sec.
Chapitre XVIII À la recherche d’une aiguade