Leurs maîtres les imitèrent, un peu malgré eux, et prirent un bain involontaire, dont ils ne songèrent pas à se plaindre.
«Ah! Que c’est bon! disait Robert, se désaltérant en plein rio.
– Modère-toi, mon garçon», répondait Glenarvan, qui ne prêchait pas d’exemple.
On n’entendait plus que le bruit de rapides lampées.
Pour son compte, Thalcave but tranquillement, sans se presser, à petites gorgées, mais «long comme un lazo», suivant l’expression patagone. Il n’en finissait pas, et l’on pouvait craindre que le rio n’y passât tout entier.
«Enfin, dit Glenarvan, nos amis ne seront pas déçus dans leur espérance; ils sont assurés, en arrivant à la Guamini, de trouver une eau limpide et abondante, si Thalcave en laisse, toutefois!
– Mais ne pourrait-on pas aller au-devant d’eux? demanda Robert. On leur épargnerait quelques heures d’inquiétudes et de souffrances.
– Sans doute, mon garçon, mais comment transporter cette eau? Les outres sont restées entre les mains de Wilson. Non, il vaut mieux attendre comme c’est convenu. En calculant le temps nécessaire, et en comptant sur des chevaux qui ne marchent qu’au pas, nos amis seront ici dans la nuit. Préparons-leur donc bon gîte et bon repas.»
Thalcave n’avait pas attendu la proposition de Glenarvan pour chercher un lieu de campement. Il avait fort heureusement trouvé sur les bords du rio une «ramada», sorte d’enceinte destinée à parquer les troupeaux et fermée sur trois côtés. L’emplacement était excellent pour s’y établir, du moment qu’on ne craignait pas de dormir à la belle étoile, et c’était le moindre souci des compagnons de Thalcave.
Aussi ne cherchèrent-ils pas mieux, et ils s’étendirent en plein soleil pour sécher leurs vêtements imprégnés d’eau.
«Eh bien, puisque voilà le gîte, dit Glenarvan, pensons au souper. Il faut que nos amis soient satisfaits des courriers qu’ils ont envoyés en avant, et je me trompe fort, ou ils n’auront pas à se plaindre. Je crois qu’une heure de chasse ne sera pas du temps perdu. Es-tu prêt, Robert?
– Oui, mylord», répondit le jeune garçon en se levant, le fusil à la main.
Si Glenarvan avait eu cette idée, c’est que les bords de la Guamini semblaient être le rendez-vous de tout le gibier des plaines environnantes; on voyait s’enlever par compagnies les «tinamous», sorte de bartavelles particulières aux pampas, des gelinottes noires, une espèce de pluvier, nommé «teru-teru», des râles aux couleurs jaunes, et des poules d’eau d’un vert magnifique.
Quant aux quadrupèdes, ils ne se laissaient pas apercevoir; mais Thalcave, indiquant les grandes herbes et les taillis épais, fit comprendre qu’ils s’y tenaient cachés. Les chasseurs n’avaient que quelques pas à faire pour se trouver dans le pays le plus giboyeux du monde.
Ils se mirent donc en chasse, et, dédaignant d’abord la plume pour le poil, leurs premiers coups s’adressèrent au gros gibier de la pampa.
Bientôt, se levèrent devant eux, et par centaines, des chevreuils et des guanaques, semblables à ceux qui les assaillirent si violemment sur les cimes de la cordillère; mais ces animaux, très craintifs, s’enfuirent avec une telle vitesse, qu’il fut impossible de les approcher à portée de fusil. Les chasseurs se rabattirent alors sur un gibier moins rapide, qui, d’ailleurs, ne laissait rien à désirer au point de vue alimentaire. Une douzaine de bartavelles et de râles furent démontés, et Glenarvan tua fort adroitement un pécari «tay-tetre», pachyderme à poil fauve très bon à manger, qui valait son coup de fusil.
En moins d’une demi-heure, les chasseurs, sans se fatiguer, abattirent tout le gibier dont ils avaient besoin; Robert, pour sa part, s’empara d’un curieux animal appartenant à l’ordre des édentés, «un armadillo», sorte de tatou couvert d’une carapace à pièces osseuses et mobiles, qui mesurait un pied et demi de long. Quant à Thalcave, il donna à ses compagnons le spectacle d’une chasse au «nandou», espèce d’autruche particulière à la pampa, et dont la rapidité est merveilleuse.
L’indien ne chercha pas à ruser avec un animal si prompt à la course; il poussa Thaouka au galop, droit à lui, de manière à l’atteindre aussitôt, car, la première attaque manquée, le nandou eût bientôt fatigué cheval et chasseur dans l’inextricable lacet de ses détours. Thalcave, arrivé à bonne distance, lança ses bolas d’une main vigoureuse, et si adroitement, qu’elles s’enroulèrent autour des jambes de l’autruche et paralysèrent ses efforts. En quelques secondes, elle gisait à terre.
On rapporta donc à la ramada, le chapelet de bartavelles, l’autruche de Thalcave, le pécari de Glenarvan et le tatou de Robert. L’autruche et le pécari furent préparés aussitôt, c’est-à-dire dépouillés de leur peau coriace et coupés en tranches minces. Quant au tatou, c’est un animal précieux, qui porte sa rôtissoire avec lui, et on le plaça dans sa propre carapace sur des charbons ardents.
Les trois chasseurs se contentèrent, pour le souper, de dévorer les bartavelles, et ils gardèrent à leurs amis les pièces de résistance.
Les chevaux n’avaient pas été oubliés. Une grande quantité de fourrage sec, amassé dans la ramada, leur servit à la fois de nourriture et de litière.
Quand tout fut préparé, Glenarvan, Robert et l’indien s’enveloppèrent de leur poncho, et s’étendirent sur un édredon d’alfafares, le lit habituel des chasseurs pampéens.
Chapitre XIX Les loups rouges
La nuit vint. Une nuit de nouvelle lune, pendant laquelle l’astre des nuits devait rester invisible à tous les habitants de la terre. L’indécise clarté des étoiles éclairait seule la plaine. À l’horizon, les constellations zodiacales s’éteignaient dans une brume plus foncée. Les eaux de la Guamini coulaient sans murmurer comme une longue nappe d’huile qui glisse sur un plan de marbre. Oiseaux, quadrupèdes et reptiles se reposaient des fatigues du jour, et un silence de désert s’étendait sur l’immense territoire des pampas.
Glenarvan, Robert et Thalcave avaient subi la loi commune. Allongés sur l’épaisse couche de luzerne, ils dormaient d’un profond sommeil. Les chevaux, accablés de lassitude, s’étaient couchés à terre; seul, Thaouka, en vrai cheval de sang, dormait debout, les quatre jambes posées d’aplomb, fier au repos comme à l’action, et prêt à s’élancer au moindre signe de son maître. Un calme complet régnait à l’intérieur de l’enceinte, et les charbons du foyer nocturne, s’éteignant peu à peu, jetaient leurs dernières lueurs dans la silencieuse obscurité.
Cependant, vers dix heures environ, après un assez court sommeil, l’indien se réveilla. Ses yeux devinrent fixes sous ses sourcils abaissés, et son oreille se tendit vers la plaine. Il cherchait évidemment à surprendre quelque son imperceptible.
Bientôt une vague inquiétude apparut sur sa figure, si impassible qu’elle fût d’habitude.
Avait-il senti l’approche d’indiens rôdeurs, ou la venue des jaguars, des tigres d’eau et autres bêtes redoutables, qui ne sont pas rares dans le voisinage des rivières? Cette dernière hypothèse, sans doute, lui parut plausible, car il jeta un rapide regard sur les matières combustibles entassées dans l’enceinte, et son inquiétude s’accrut encore.