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– Ils ne sont donc pas identiques? s’écria Paganel.

– Si, à un nom près.

– Eh bien, citez le document français, reprit Glenarvan; c’est celui que les flots ont le plus respecté, et il a principalement servi de base à nos interprétations.

– Mylord, le voici mot pour mot, répondit Harry Grant.

«Le 27 juin 1862, le trois-mâts Britannia, de Glasgow, s’est perdu à quinze cents lieues de la Patagonie, dans l’hémisphère austral. Portés à terre, deux matelots et le capitaine Grant ont atteint à l’île Tabor…

– Hein! fit Paganel.

– là, reprit Harry Grant, continuellement en proie à une cruelle indigence, ils ont jeté ce document par 15°3’ de longitude et 37°11’ de latitude. Venez à leur secours, ou ils sont perdus.»

À ce nom de Tabor, Paganel s’était levé brusquement; puis, ne se contenant plus, il s’écria:

«Comment, l’île Tabor! Mais c’est l’île Maria-Thérésa?

– Sans doute, Monsieur Paganel, répondit Harry Grant, Maria-Thérésa sur les cartes anglaises et allemandes, mais Tabor sur les cartes françaises!»

À cet instant, un formidable coup de poing atteignit l’épaule de Paganel, qui plia sous le choc. La vérité oblige à dire qu’il lui fut adressé par le major, manquant pour la première fois à ses graves habitudes de convenance.

«Géographe!» dit Mac Nabbs avec le ton du plus profond mépris.

Mais Paganel n’avait même pas senti la main du major. Qu’était-ce auprès du coup géographique qui l’accablait!

Ainsi donc, comme il l’apprit au capitaine Grant, il s’était peu à peu rapproché de la vérité! Il avait déchiffré presque entièrement l’indéchiffrable document! Tour à tour les noms de la Patagonie, de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande lui étaient apparus avec une irrécusable certitude. Cotin, d’abord continent, avait peu à peu repris sa véritable signification de continuelle. Indi avait successivement signifié indiens, indigènes, puis enfin indigence, son sens vrai. Seul, le mot rongé «abor» avait trompé la sagacité du géographe! Paganel en avait fait obstinément le radical du verbe aborder, quand c’était le nom propre, le nom français de l’île Tabor, de l’île qui servait de refuge aux naufragés du Britannia! Erreur difficile à éviter, cependant, puisque les planisphères du Duncan donnaient à cet îlot le nom de Maria-Thérésa.

«Il n’importe! s’écriait Paganel, s’arrachant les cheveux, je n’aurais pas dû oublier cette double appellation! C’est une faute impardonnable, une erreur indigne d’un secrétaire de la société de géographie! Je suis déshonoré!

– Mais, Monsieur Paganel, dit lady Helena, modérez votre douleur!

– Non! Madame, non! Je ne suis qu’un âne!

– Et pas même un âne savant!» répondit le major, en manière de consolation.

Lorsque le repas fut terminé, Harry Grant remit toutes choses en ordre dans sa maison. Il n’emporta rien, voulant que le coupable héritât des richesses de l’honnête homme.

On revint à bord. Glenarvan comptait partir le jour même et donna ses ordres pour le débarquement du quartier-maître. Ayrton fut amené sur la dunette et se trouva en présence d’Harry Grant.

«C’est moi, Ayrton, dit Grant.

– C’est vous, capitaine, répondit Ayrton, sans marquer aucun étonnement de retrouver Harry Grant. Eh bien, je ne suis pas fâché de vous revoir en bonne santé.

– Il paraît, Ayrton, que j’ai fait une faute en vous débarquant sur une terre habitée.

– Il paraît, capitaine.

– Vous allez me remplacer sur cette île déserte. Puisse le ciel vous inspirer le repentir!

– Ainsi soit-il!» répondit Ayrton d’un ton calme.

Puis Glenarvan, s’adressant au quartier-maître, lui dit:

«Vous persistez, Ayrton, dans cette résolution d’être abandonné?

– Oui, mylord.

– L’île Tabor vous convient?

– Parfaitement.

– Maintenant, écoutez mes dernières paroles, Ayrton. Ici, vous serez éloigné de toute terre, et sans communication possible avec vos semblables. Les miracles sont rares, et vous ne pourrez fuir cet îlot où le Duncan vous laisse. Vous serez seul, sous l’œil d’un Dieu qui lit au plus profond des cœurs, mais vous ne serez ni perdu ni ignoré, comme fut le capitaine Grant. Si indigne que vous soyez du souvenir des hommes, les hommes se souviendront de vous. Je sais où vous êtes, Ayrton, je sais où vous trouver, je ne l’oublierai jamais.

– Dieu conserve votre honneur!» répondit simplement Ayrton.

Telles furent les dernières paroles échangées entre Glenarvan et le quartier-maître. Le canot était prêt. Ayrton y descendit.

John Mangles avait d’avance fait transporter dans l’île quelques caisses d’aliments conservés, des outils, des armes et un approvisionnement de poudre et de plomb.

Le quartier-maître pouvait donc se régénérer par le travail; rien ne lui manquait, pas même des livres, et entre autres la bible, si chère aux cœurs anglais.

L’heure de la séparation était venue. L’équipage et les passagers se tenaient sur le pont. Plus d’un se sentait l’âme serrée. Mary Grant et lady Helena ne pouvaient contenir leur émotion.

«Il le faut donc? demanda la jeune femme à son mari, il faut donc que ce malheureux soit abandonné!

– Il le faut, Helena, répondit lord Glenarvan. C’est l’expiation!»

En ce moment, le canot, commandé par John Mangles, déborda. Ayrton, debout, toujours impassible, ôta son chapeau et salua gravement.

Glenarvan se découvrit, avec lui tout l’équipage, comme on fait devant un homme qui va mourir, et l’embarcation s’éloigna au milieu d’un profond silence.

Ayrton, arrivé à terre, sauta sur le sable, et le canot revint à bord.

Il était alors quatre heures du soir, et du haut de la dunette, les passagers purent voir le quartier-maître, les bras croisés, immobile comme une statue sur un roc, et regardant le navire.

«Nous partons, mylord? demanda John Mangles.

– Oui, John, répondit vivement Glenarvan, plus ému qu’il ne voulait le paraître.

– Go head!» cria John à l’ingénieur.

La vapeur siffla dans ses conduits, l’hélice battit les flots, et, à huit heures, les derniers sommets de l’île Tabor disparaissaient dans les ombres de la nuit.

Chapitre XXII La dernière distraction de Jacques Paganel

Le Duncan, onze jours après avoir quitté l’île, le 18 mars, eut connaissance de la côte américaine, et, le lendemain, il mouilla dans la baie de Talcahuano.