– Mais très bien quoi? La veste, le pantalon ou le chemisier?
– Les trois.
– Non… Je ne te sens pas convaincu. On va voir ailleurs.»
Elle demande qu'on garde le pantalon, la veste, le chemisier, une jupe et un sweat. Traverse Paris en métro. Remarque une toute petite boutique de chaussures juste à la sortie de la station, y entre, essaie soixante paires, hésite, lui demande ce qu'il en pense, il n'en pense plus rien, C'est bien normal, mon chéri, avec tout ce que je t'ai fait faire!, sort en s'excusant mille fois, entre ailleurs, s'emballe, propose de revenir sur ses pas pour acheter au moins le pantalon, se décide finalement pour le chemisier, choisit de renoncer aux chaussures, il respire, mais pas au sweat, il panique, elle dit Deux petits magasins seulement!, il abdique, ce ne sont pas deux mais trois, il comprend que seule l'heure de fermeture des boutiques le sauvera.
Par chance, les magasins ne font pas nocturne le samedi.
Le week-end suivant, ils troquent leurs vêtements de célibataires joyeux contre la robe parentale. Jeanne, alors, prend les rênes de la maisonnée. Il les lui abandonne, trop content de ne plus devoir organiser une grammaire qu'il connaît par cœur.
Avec ses fils, il a à peu près tout essayé. Il est inutile de revenir sur les monuments, Arc de Triomphe, Notre-Dame, tour Saint-Jacques et autre Grande Arche. La tour Eiffel, à la rigueur, à condition de monter par l'ascenseur, descendre par les escaliers, hurler du premier, cracher du dernier. Cette activité est également recommandée dans le dragon du jardin d'Acclimatation et le train fantôme de la Foire du Trône.
Le palais de la Découverte a été visité une fois; lorsque la proposition leur est faite d'y retourner, Tom et Victor répliquent: «On connaît par cœur!» Pareillement pour la Villette et la totalité des musées parisiens, hormis le musée Rodin où on peut jouer à cache-cache dans le jardin, et le Louvre, département Egypte, où les glissades en chaussettes valent largement celles d'Orsay.
Le jardin des Plantes est fréquentable car les gaufres y sont bonnes. Son zoo est toléré. On ne regarde pas les plantes car en ce cas autant aller au parc floral, et comme le parc floral c'est pour les filles, autant aller voir les filles.
Flotteville, il a donné. Il a failli se noyer au milieu des microbes surnageant dans les conduites en plastique charriant les visiteurs, plouf dans l'eau, avec glapissements à droite, hurlements à gauche, un crétin qu'il a embouti devant lui, provoquant un accident avec les sportifs qui arrivaient de l'arrière, qui lui sont passés dessus pour atteindre plus vite le grand bouillon, où il a cru périr d'un coup de feuille en plastique assené par un copain de Victor qui avait étêté un baobab en latex verdâtre. Il est sorti de là flapi, s'est laissé tomber sur un banc de granit surchauffé où il s'est allongé, pétrifié par le barouf de six haut-parleurs disposés non loin… Tandis qu'une colonie de mouches l'assaillait, usant de ses jambes comme d'un plongeoir, il rêvait de rejoindre la ligne de fuite aperçue à l'horizon, le boulevard périphérique, avec ses vrais camions, ses bons gaz polluants, sortie Porte d'Orléans, direction Chez moi.
Il a longtemps cherché le Copain ou la Copine Magique, du même âge que Tom ou que Victor, disponible le dimanche. Il était prêt à traverser Paris pour aller le quérir et à refaire la route pour le ramener. N'ayant aucune réserve disponible de ce genre-là chez ses amis les plus proches, il a battu le rappel des connaissances plus anciennes. Il n'a rien trouvé qui plût à ses fils.
Désormais, la bande des Quatre suit le programme établi par Jeanne. Il ne varie guère des loisirs précédents, ce qui provoque désormais des réactions de groupe. La plupart du temps, les enfants font corps contre le bloc des adultes, ce qui réjouit ces derniers: les complicités des Quatre renforcent les leurs.
Ils les observent avec l'attention d'un couple de médecins branchés sur stéthoscopes. Chacun relève pour son propre compte, c'est-à-dire chez les siens, les irrégularités du souffle, les points opaques, les tensions alvéolaires. Et s'efforce de les dissimuler à l'autre. Ils savent qu'à ce stade de leur histoire, les enfants pourraient encore les séparer. Il suffirait que l'un d'eux demande à rester à distance pour que l'équilibre se rompe. Aussi amplifient-ils tous les signes de bonne entente et réduisent-ils les autres à moins que rien. Ils sont en quelque sorte devenus les otages de leurs couvées. S'ils n'y veillaient, la bande des Quatre arbitrerait les points de friction qui n'apparaissent que lorsqu'ils sont tous ensemble.
Jeanne confirme:
«Si nous nous séparons un jour, ce sera à cause des enfants.»
Mais quand tout se passe bien, quand la bande des Quatre a fait cause commune, elle dit:
«Je voudrais tant vivre avec toi!»
Parfois, il y pense. Il se demande s'il pourrait travailler, s'il serait prêt à renouveler une expérience négative, s'ils ne gâcheraient pas une belle histoire, s'ils seraient capables d'abandonner le poids des culpabilités qui les arriment à leurs enfants pour partager plus et mieux, longtemps.
Il lui fait part de ses doutes. Elle répond:
«Les deuxièmes vies sont toujours réussies.»
Il essaie de s'en convaincre.
Il oublie les enfants.
Il est un homme seul au côté d'une femme seule.
Il la regarde dormir. Il la regarde se préparer le matin. Il la regarde le soir. Il la regarde vivre. Il se dit qu'il s'est attaché à ses gestes, qui sont ceux de toutes les femmes, mais que chacune habille à sa manière. C'est un charme. Il aime la façon dont elle noue ses cheveux pour se démaquiller, utilisant ce qui lui tombe sous la main une épingle, une serviette, une culotte. Il aime qu'elle dorme toujours nue, d'abord lovée contre lui, puis lui contre elle, leurs pieds se touchant jusqu'au sommeil. Il aime ses phrases du matin, Quel temps fait-il, Comment je m'habille aujourd'hui, Avec qui déjeunes-tu?… Il aime qu'elle arrache une feuille de son calepin ou un coin de nappe pour lui montrer qui elle a vu aujourd'hui, une fille qui avait un nez comme ça, des joues comme ci, sa main allant sur le papier avec une rapidité confondante, faisant naître la silhouette d'une inconnue qui prend corps et vie avant de mourir en boulette, au pied de la table. Il aime qu'elle parle avec douceur à ses enfants, quand elle coupe les cheveux des garçons, quand elle lit des magazines, absorbée, concentrée, quand elle rit avec ses copines au téléphone, quand elle lui ouvre sa porte, tard le soir, qu'elle pose l'index sur ses lèvres afin de lui intimer le silence et qu'elle lui prend la main pour le conduire jusqu'à son lit, où elle le roule et le chahute, comme si le début pouvait durer toujours, jusqu'à l'éternité.
Alors il se demande si elle n'a pas raison, s'ils ne devraient pas, un jour, traverser la rue qui les separe encore.
Mercredi, jour de deuil. Il raccompagne Tom. Victor n'est pas venu. En lui, c'est un matin plombé. Ciel de cafard, nuages gonflés. Tom et lui font semblant. L'enfant, d'être encore là pour longtemps; son père, d'aborder une journée ordinaire, âme légère, projets multiples, bonnes perspectives.
Feu rouge. Il pense, tout en tripotant l'oreille de son fils, que les choses sont certainement plus faciles quand les enfants grandissent, qu'on ne les étreint plus, les serre plus, les embrasse plus, quand ils ont cessé d'être des nounours et des poupées, pour papa comme pour maman, l'homme, après tout, étant un mammifère comme les autres femmes.
«Je veux que tu viennes voir ma chambre, dit Tom.
– Tu crois vraiment que c'est une bonne idée?
– Oui, Pap'.»
Il ira donc. Avec une certaine appréhension. Il n'a pas revu la reum depuis un jour fameux où elle a croisé Jeanne dans le salon de la maison. Lorsqu'elle venait boire sa petite tasse de thé rituelle, Jeanne s'enfermait dans une chambre. Ils étaient convenus de pacifier les relations avec les ex et jugeaient qu'il était trop tôt pour les mettre devant le fait accompli.