Un dimanche, Jeanne s'est lassée de jouer les fantômes. Elle est passée dans le salon. Provoc. Elle a souri, radieuse, à la reum devenue couleur beige; s'est penchée sur l'objet du scandale, lui a légèrement baisé les lèvres, et a dit:
«Mon amour, je vais chercher du pain.»
La reum n'est plus jamais revenue. Elle a pris sa revanche en haussant la mire en direction de la cible. Son discours, rapporté par les enfants (et les rares amis communs), est d'une parfaite limpidité. Leur père ne s'est jamais remis du divorce, il l'aime encore. La pauvre pétasse qui vit avec lui va souffrir. Ne me parlez jamais de ce qui se passe là-bas, ça ne m'intéresse pas: dites-moi seulement si le week-end était bien, où vous êtes allés, qui vous avez vu, si elle était là tout le temps, est-ce qu'elle vous embrasse le soir, et eux, est-ce qu'ils s'engueulent souvent?
Dans ces conditions, il n'est pas pressé de la revoir.
Avant de s'annoncer dans l'interphone, il tente une ultime dérobade auprès de Tom. La réplique ne prête pas à discussion:
«Pap', tu montes!»
Il emprunte donc l'ascenseur. Sixième étage.
Quand ils arrivent, la reum s'encadre dans l'embrasure. Elle est vêtue d'une simple nuisette noire, maquillée légèrement, arbore un sourire éclatant. Elle ouvre ses bras à Tom, qui s'y précipite. Jolie scène. Incontestablement. Il en apprécie la grandeur d'un peu loin, appuyé à l'ascenseur, cherchant le bouton d'appel avec son dos, mine de rien: sa place n'est pas ici, mieux vaut redescendre.
Il attend que les portes coulissent pour jeter son bras en arrière, où il se retrouve coincé entre les deux battants. Il agite les doigts le plus bas possible, extension, pour atteindre la cellule photo-électrique. Il est comme un pantin ridiculement désarticulé, le dos frottant contre la paroi pour atteindre le bouton d'ouverture qui se dérobe, un peu inquiet quant au devenir de la partie droite de sa personne, engagé dans une epreuve qui pourrait se révéler redoutable si quelqu'un réclamait l'ascenseur, face à son fils et à sa mère qui se font de grands mamours.
La porte s'ouvre. Il rabat précipitamment son bras retrouvé, sans plus songer à aller se faire pendre ailleurs.
«Viens, dit Tom.
– Oui, entre!»
Elle n'a jamais eu la voix douce, mais vive et pétillante. Il reconnaît son parfum. Ses longs cheveux sont retenus dans un chignon strictement épinglé. Elle porte cette nuisette qui l'intrigue car, pour autant qu'il s'en souvienne, elle n'en mettait que dans l'intimité, et il ne voit pas en quoi l'inexistence de leurs rapports l'autorise à lui imposer cette vision d'elle qui le gêne plutôt qu'elle ne le charme.
D'autant que dans l'entrée, elle le saisit au plus strict dépourvu en même temps qu'aux épaules, se pendant brusquement à son cou, soudain lovée, câlinante et tendre. Tout cela sous l'œil de Tom, qui semble n'y rien comprendre lui non plus.
Son plus grand souci, dans l'instant, consiste à savoir que faire du sac et du cartable de son fils pendus à ses dextres, et où placer celles-ci. Pas dans les poches, pas sur les reins, moins encore autour de la taille ou des épaules de la reum, surtout ne rien effleurer, rester le dos bien droit, la nuque rigide, arrêter les choses avant l'humiliation due à un refus trop marqué.
Il choisit finalement de ne pas lâcher les affaires de Tom: elles lui confèrent un alibi indiscutable en même temps qu'une note claire concernant ses intentions. Défile sous ses yeux plantés droit la tranche des livres alignés sur les rayonnages de l'entrée, grâce à quoi, les observant, il peut s'éviter de bouger, prendre ou rejeter, ce qui ne lui est pas égal. Il se dit qu'il s'agit d'un moment bizarre mais qu'il passera vite, surtout qu'il n'y a rien de sexuel là-dedans, finalement, si l'on admet que ce domaine s'exprime par des oscillations de la partie inférieure du corps, voire la partie supérieure simultanément, alors que dans le cas qui l'occupe et le préoccupe, ils sont dans une immobilité quasi absolue, de bon augure.
La porte du couloir, par où Tom s'était éclipsé, s'entrouvre enfin. Il l'appelle.
«Vas-y, dit aimablement la reum. Il veut te montrer ses jouets.»
Chez l'enfant, il ne se reconnaît aucune place ou responsabilité dans cet empilement de jouets, d'albums, de peluches, un punching-ball au milieu de la pièce, un baby-foot dans un coin, des affiches de films sur les murs – mais, en dépit de ses recherches, nulle part, pas plus auprès du lit qu'au-dessus du bureau, dans un angle dissimulé ou derrière la porte, de photo de lui, son père, auprès de lui, son fils.
Tom montre ses jouets. Il est disert. Sa mère entre dans le jeu. Elle a passé une jupette sur sa nuisette, ou ôté sa nuisette avant de mettre sa jupette, il ne sait pas car il ne la regarde pas. Elle virevolte autour d'eux. Elle se montre d'une grande amabilité. Elle évoque des complicités qui lui sont devenues étrangères. Elle dit «nous avons», «notre Tom», «nos décisions»… Il l'admire de savoir si bien le valoriser ce jour-là, Montre ceci à ton père, Ton père doit savoir, Tu devrais demander à ton père – alors qu'il sait combien elle se soucie peu de son avis concernant les détails de l'éducation des enfants.
Il se dit qu'elle se propose peut-être de fumer un genre de calumet de la paix, ce qu'il est prêt à accepter depuis qu'elle a caché sa nuisette.
Lorsque Tom a achevé la visite de sa chambre, elle le prie de la suivre dans la cuisine. Il prend place sur un tabouret, elle s'asseyant face à lui, le coude appuyé à la table.
Elle dit:
«Je voudrais que nous rediscutions de ton droit de visite.»
Ainsi entend-on la faculté que lui laisse la loi de croiser ses enfants deux fois par semaine, plus, merci au législateur, la moitié du temps des vacances.
«Quand je les ai mis au monde, demande-t-il avec une imprudente brutalité, ça s'appelait aussi un droit de visite?
– Ce n'est pas toi qui les as mis au monde, mais moi, réplique-t-elle avec un sourire de droit divin.
– Cinquante-cinquante.
– Admettons. Nous n'allons pas nous chamailler pour une question de pourcentage.»
Il approuve. Miel et sucre. Amabilité, modèle du genre. Mais, au-dedans, à l'affût, cervelle bandée, réflexion galopante. Il ne comprend pas pourquoi elle souhaite éplucher une nouvelle fois cette patate chaude qu'ils ont cessé de se repasser depuis un petit moment déjà.
«La loi prévoit que les enfants sont chez toi un week-end sur deux… Faute d'un meilleur accord.
– Et l'accord des enfants?
– Ce n'est pas la question.
– Peut-on se passer de la loi?
– Pourquoi? La loi est un cadre nécessaire.
– Pas de problème, dit-il.
– Si tu te montres si apaisant, c'est que tu as quelque chose à demander. Je t'écoute.»
A vrai dire, il n'y avait pas songé. Mais si elle aborde la question, c'est qu'elle veut obtenir un aménagement des textes. Lui aussi. Il lance donc un hameçon, comptant au mieux ramasser une prise, au pire équilibrer les flotteurs.
«L'acte de divorce prévoit que les enfants doivent être chez moi du samedi matin, sortie des classes, au dimanche soir, vingt heures trente, dit-il. La question des samedis chômés n'est pas abordée…
– Je devance ta préoccupation, lance-t-elle en dressant un index martial face à son nez. Tu te demandes où ils passent la nuit du vendredi lorsqu'ils n'ont pas cours le lendemain?
– Exactement.
– Chez moi.
– C'est ce que nous avons toujours fait. Mais…»
Elle l'interrompt:
«Outre que le changement ne profite jamais aux enfants, la loi est très claire sur ce point: comme tu l'as toi-même remarqué, elle n'aborde pas la question des samedis chômés. Pourquoi? Parce qu'il n'y a pas de question. Donc, passons à'autre chose.
– Je n'ai rien de plus à demander, répond-il, lugubre.
– Moi, si.»
Elle dégoupille son chignon, qui se révèle être une natte. L'extrémité descend presque jusqu'aux fesses. De quoi s'occuper le matin, avant de conduire les enfants à l'école.