«Je suis un père téléphone», dit-il à Jeanne.
Son histoire avec ses garçons ne se prolonge pas au-delà du mercredi, au-delà du dimanche, au-delà du baiser d'adieu qui signe le passage d'une vie avec l'un à la vie avec l'autre. Il n'est pas un père téléphone; il est un père d'occasion.
Mais ce jour-là, il s'est trompé: Tom rappelle.
Il dit:
«Je suis triste. J'ai rompu avec ma fiancée.
– Pourquoi?
– Elle avait une tête de guêpe.»
L'enfant étouffe un petit soupir.
«Tu veux goûter avec moi demain?»
Le lendemain est un vendredi.
«Bien sûr, dit-il.
– Tu viendras me chercher à l'école?»
C'est la première fois que son benjamin demande à le voir en dehors des heures d'ouverture fixées par le juge.
Le lendemain, à seize heures quinze, il se tient droit debout sur le parpaing gris. Tout sourire. Il emmènera son enfant manger des macarons à la vanille.
La Scrupuleuse est déjà là, en conciliabule avec la Culpabilisée. Elles évoquent un problème de carottes mal râpées qui laisserait entendre aux enfants que les carottes râpées ne sont pas ce qu'elles sont en vrai puisqu'il était indiqué sur le menu qu'elles étaient râpées alors qu'elles étaient plutôt tronçonnées, coupées en tout cas plutôt que passées à la râpe, donc ce n'étaient pas des carottes rapees.
«Il faut faire un texte», suggère l'Enervée, à cheval sur de très hauts talons qui la font trébucher.
«Je demande un rendez-vous à Madame la Directrice et nous y allons toutes les trois.»
Les portes de l'école s'ouvrent. Tom apparaît au loin. Il lève le bras en direction de son père. Qui blêmit soudain. Car devant, à cinq mètres de l'entrée, il a aperçu la jeune fille qui s'occupe des enfants.
Il descend de son parpaing et se précipite. La jeune fille a déjà pris la main de Tom. Qui n'y comprend rien.
«Je l'emmène aujourd'hui, dit Pap'.
– Sa mère ne m'a rien dit, objecte la jeune fille.
– Tant pis… Elle a certainement oublié de vous prévenir. Mais Tom vient avec moi.»
La jeune fille secoue la tête.
«Je n'ai pas reçu d'ordres. Il est sous ma responsabilité.
– Sous la mienne. Je suis son père.
– Je le sais que vous êtes son père! Mais ce n'est pas vous qui me payez!
– C'est moi, même si vous ne le savez pas!»
Alentour, Pressée, Scrupuleuse, Angoissée et Culpabilisée approchent. Pap' jette un regard sur Tom et perçoit la gêne de l'enfant à être ainsi objet de la curiosité générale. La rage le gagne. Etre obligé de quémander ainsi devant une petite imbécile qu'il prendrait volontiers par l'épaule pour lui flanquer son pied au cul! Mais il rompt. Il s'approche de la jeune fille et lui dit, à voix basse.
«Vous êtes trop conne!»
Il embrasse Tom. Puis décanille par les rues, en proie à une colère que rien n'apaise.
III.
Ils déménagent. Un petit camion pour un grand projet. Deux rues à traverser, la famille recomposée est au bout du chemin. Il ne peut être question du pire puisque, en cette affaire, ils ont déjà donné. Il n'y aura que du meilleur.
«Les deuxièmes fois durent toujours», répète Jeanne.
Il ne sait si elle dit cela pour le rassurer lui ou pour se rassurer elle. De toute façon, il est trop tard pour se poser la question: les caisses sont en route.
Transbordement. D'une maison l'autre. Le ciel est bas, mais la roue du bonheur tourne dans le bon sens. Ils ont choisi un week-end où ils sont tous ensemble. Chacun doit apporter sa pierre à l' œuvre commune, cette vie nouvelle qui est celle de tous, fût-ce avec des pointillés.
Les enfants font la chaîne sur le trottoir. Les parents suivent d'un œil le travail des déménageurs et, de l'autre, la réaction de chacun des membres de la bande des Quatre aux oscillations événementielles. Pas de disputes dans la rue, au seuil de l'immeuble, dans les escaliers, premier étage, on pose tout et on repart. La bonne humeur chez les plus petits apporte le bonheur aux plus grands. Même Victor participe. Tom et Paul font les pitres sur les cartons. Héloïse, telle une princesse d'une sagesse exemplaire, déploie son ciel de lit dans un bruissement sans vague. Jeanne ouvre les armoires pour y placer sa garde-robe et s'écrie:
«Mais mon pauvre amour, c'est tout ce que tu as comme fringues?»
Elle les comprime, y place les siennes, cherche un endroit accessible où garer ses cinquante-six paires de pompes. Puis dispose sa vaisselle après avoir décidé que celle qui se trouvait là irait au placard.
«Mais il n'y a plus de place!
– Alors à la poubelle! Admets qu'elle n'est pas terrible!»
Couteaux et fourchettes sont promus au même sort, remplacés par une argenterie issue des familles, lustrée, brillante, poinçonnée.
«Tu ne crois quand même pas que mes copains vont manger avec ça?
– Pourquoi? Ça se manie comme des couverts ordinaires!»
Il essaie. De fait…
Le soir, au restaurant, la bande des Quatre fête l'installation dans ses nouveaux quartiers. Boissons sucrées à volonté. Esquisses de projets d'avenir. Retour tonitruant, en rires et en chansons, jusqu'à la première question, posée par Paul, planté devant le lit à étage de sa chambre.
«Qui dort en bas? Tom ou moi?
– Moi, dit Tom.
– Moi, dit Paul.
– A tour de rôle, propose Héloïse.
– Toi, on ne t'a pas sonnée, gronde Paul.
– Ça commence dur chez les nains! s'esclaffe Victor.
– Ta gueule!» riposte Tom.
Pap', descendu de la montagne à cheval sur la rampe, met un terme au début du pugilat en prenant Tom à part, dans son ancienne chambre devenue celle de Victor.
«Il faut que tu laisses Paul choisir son lit.
– Je ne vois pas pourquoi.
– Parce qu'avant, il avait une chambre pour lui tout seul et que maintenant, il la partage avec toi.
– Chez ma mère, je dors en bas et j'ai ma chambre.
– Justement.
– Bon, d'accord», capitule Tom après une seconde de réflexion.
Pap' attend la condition. Mais il n'yen a pas. Tom file rejoindre son copain.
Il remonte au salon rassurer Jeanne. Deux heures plus tard, après l'extinction des feux à l'étage inférieur, ils se tiennent penchés sur la rampe, silencieux, guettant dans l'ombre des propos, des appels, des cris qui signaleraient le début d'une offensive. Mais le silence règne. La paix est descendue sur la terre en même temps que le marchand de sable.
Le lendemain, chose promise étant due, ils s'engouffrent tous dans la voiture. Direction: le chat. Jeanne a découvert une adresse en banlieue où on les donne.
«Un chaton!» a exigé Héloïse.
Ils échouent dans un sous-sol odorant où puent une douzaine de bestioles. Les enfants en choisissent une, très noire, griffue, largement moustachue, le trou du cul tout rose, assorti à la langue. Avant de rentrer, on lui achète du lait et un biberon. L'animal tète. C'est l'extase.
«Il viendra dans ma chambre, propose Héloïse.
– Il y a déjà l'odeur! hume son frère.
– Et les puces! complète Victor. Tu vas pouvoir faire un élevage!»
Héloïse s'enfonce dans une bouderie animale ponctuée par des bébé, trésor, ma poupée, proférés à voix basse dans l'oreille du chat tétant.
Le lendemain soir, à la fin du week-end, Pap' ramène ses garçons chez leur mère. Il éprouve le serrement de cœur habituel en les voyant disparaître dans l'entrée de l'autre immeuble, chez nous, comme ils disent.
Il démarre et fonce sur le périphérique. Puis roule normalement jusqu'à la maison.
«Ma nouvelle maison», pense-t-il en glissant la clé dans la serrure.