Il découvre aussitôt une ambiance différente qui lui mord le ventre: il y a des enfants chez lui, et ces enfants ne sont pas les siens.
Il referme doucement la porte et file dans la rue. Trois tours de pâté de maisons pour mettre un peu d'ordre dans sa cervelle de père promu beau-père. Il boit un Vichy-menthe au zinc d'un café. S'il y avait un fleuriste, il offrirait des roses à tous et filerait dans son bureau.
Il se fagote l'esprit comme on resserre un nœud de cravate avant une épreuve, laisse quelques pièces sur le comptoir et s'en retourne vers la maison.
«Salut tout le monde!» clame-t-il joyeusement.
A Pauclass="underline" «Ça va les Lego?»
A Héloïse: «Les poupées sont contentes?» Le chat se frotte aimablement contre ses chevilles.
Respectant la coutume du dimanche soir, il referme la porte de la chambre désormais attribuée à Victor. Jette un rapide coup d'œil dans celle des garçons, ramasse la peluche de Tom et la couche sur le lit, niveau supérieur, rabat la couette et rejoint Jeanne au salon.
Elle a préparé le dîner. Elle appelle ses enfants. Il songe qu'elle aménage le dimanche soir de la même manière que la reum organise la fin du week-end dans l'autre maison: douche, devoirs, cartables. Sauf que, là-bas, la contestation doit fuser alors qu'ici tout se place dans l'ordre, sans débat.
Il admire.
Tard, dans leur nouvelle chambre, Jeanne vient contre lui et demande doucement: «Ça va?»
Oui.
Puisqu'elle est là.
Elle prend peu à peu possession de la maison. Ses trucs à elle, ce sont les lampes et les miroirs. Lui, les tableaux. Elle aime l'écru. Il est plutôt dans le noir.
«Tout cela est très complémentaire!» rit-elle. Elle coupe les halogènes et les remplace par des abat-jour doux, dans les beiges. Elle descend une glace, en monte une autre, en achète deux.
Elle veut que tous participent. Lorsque la bande des Quatre est réunie, ils les emmènent aux puces de Saint-Ouen. Mission: dénicher des miroirs, des lampes, des chaises…
Victor: «Vous êtes super-oufs!»
Tom: «C'est rigolo, les Mouches.
– Les Puces! rectifie gentiment Héloïse.
– Il ne fait pas la différence! note Victor.
– Les mouches, ça ne pique pas, explique Paul. Mais ça a des ailes.
– Faudrait l'emmener au zoo pour qu'il voie les espèces.
– T'es débile, toi, commente Héloïse: il n'y a pas de puces au zoo!
– Si! Sur le cul des singes!» s'esclaffe Paul.
Les enfants filent devant. Les parents se congratulent: tout ce petit monde s'entend à merveille. Les deux petits sont comme des jumeaux, les deux grands s'apporteront chacun ce qui manque à l'autre.
«Et nous? demande-t-il.
– Nous, on s'aime.»
Elle voudrait acheter une lampe asiatique qu'il déteste. En soie avec des glands en passementerie. Il en profite pour glisser que les trucs extrême-orientaux, ce n'est pas vraiment ce qu'il aime. Elle dit que c'est parce qu'il ne connaît pas.
«Quand même… s'excuse-t-il.
– Je t'assure! On s'est beaucoup promenés là-bas! Et on a rapporté des tas de meubles magnifiques qui étaient chez nous.
– Chez nous?
– A Fontainebleau! Là où on habitait avec mon premier mari!»
Il grince des dents – et des mots – chaque fois qu'elle emploie ce nous à propos de sa vie d'avant. Il se demande comment on peut cultiver un pronom si collectivement personnel sur une terre dévastée, et rester solidaire d'un ingénieur dans le pétrole qui les coiffe d'un geyser nauséabond. Ils se battent encore, ils se sont beaucoup déchirés, et elle réécrit parfois aimablement une histoire ancienne dont elle a claqué la porte.
«Sans fracas», précise-t-elle. Avant de nuancer:
«Sans trop de fracas.»
Il se dit qu'elle est une petite-bourgeoise de province, une adorable petite-bourgeoise de province, bien élevée, considérant qu'on ne doit montrer de soi que les avant-bras sur la table et le susurrement des engueulades. Pas de gros mots.
«C'est vrai, dit-il. Nous, on est des voyous…
– Nous?
– Mes enfants et moi.»
La lampe asiatique trône au-dessus de la table. Le salon est désormais encombré d'objets qui ne s'y trouvaient pas avant: coussins, bougeoirs, vases, boîtes en laque, plateaux, coupes en nacre… Le chat fait son trou dans toutes les chambres, et ses griffes sur les canapés. La cuisine est emplie d'outils chromés à l'utilité indiscernable. La chambre s'est habillée avec féminité. Il y a des produits de toilette et de maquillage sur la tablette du lavabo. Des bougies parfumées brûlent dans l'entrée. La maison n'a pas changé de visage. Mais elle est devenue plus délicate. Plus raffinée. Plus vivante, aussi.
Il s'est seulement montré intraitable sur les photos d'enfants. Il a dit:
«Dans les chambres, autant que vous voulez. Mais pas ailleurs.
– Pourquoi? a demandé Jeanne.
– Les miens n'y sont pas.
– Nous pouvons les y mettre.
– Je ne veux pas.»
Comment expliquer que, de même qu'il enferme systématiquement les objets des garçons au fond de leurs chambres après leur départ, il n'a jamais exposé leurs photos sur aucun mur de la maison? Ainsi se préserve-t-il des mâchoires douloureuses qui ne manqueraient pas de le mordre chaque fois qu'il croiserait leurs regards. Seuls deux petits cadres sont planqués dans la bibliothèque. Il sait où ils se trouvent. S'il veut voir ses enfants, il les rejoint là, au coin des livres. Pourquoi Jeanne ne ferait-elle pas pareil? Des portraits discrets?
«Je les voudrais en grand, et dans l'entrée.
– Non», dit-il.
Elle le dévisage, stupéfaite.
«Si tu mets les tiens, je dois mettre les miens. Les voyant, je réaliserai qu'ils ne sont pas là.»
Comment recenser tous les emplâtres diversement appliqués sur des blessures qui, certainement, lui paraîtraient grotesques?
«Si tu mets les tiens, je dois mettre les miens, car les miens souffriraient de ne pas y être alors que les tiens s'y trouvent.
– Et puis?
– Si tu mets les tiens et que je ne mets pas les miens, voyant les tiens je penserai aux miens, c'est donc comme s'ils y étaient.»
Elle le dévisage, goguenarde.
«Alors qu'ils n'y sont pas.
– C'est ce que ça me rappellera.
– Parce que mes enfants ne sont pas les tiens.
– Pas plus que les miens ne sont les tiens.
– Incontestablement.»
Il se tort les doigts autant que les méninges: il aimerait tant qu'elle comprenne!
«Je les mettrai ailleurs, conclut Jeanne avec générosité… Dans un coin discret.
– Merci», dit-il.
Il pense qu'ils pourront tout partager, sauf les enfants. S'ils vivaient tous ensemble, elle, lui et la bande des Quatre réunie, il y aurait les nôtres. La situation, hélas, les réduit aux miens et aux tiens. Ils n'y peuvent rien. Le danger guette déjà, et ils ne le voient pas. Pas encore.
Ils ont chacun leurs marottes. Elle, c'est le linge et les serviettes, que les enfants fassent leur lit, qu'ils ne dispersent pas leurs sweats et leurs tee-shirts dans toute la maison. Lui, c'est la télé: il la veut la plus silencieuse possible, surtout aux heures des repas. Les lumières: on les éteint. Les clés: on les emporte pour ne pas sonner sans cesse. L'heure du coucher: pas après neuf heures trente.
Mais comment faire lorsqu'on manque d'autorité, que les enfants à qui on s'adresse résistent, que la mère veille en amont, le père en aval, la grand-mère en face, et les sœurs derrière?
On prend des gants. On demande d'abord gentiment. Puis un peu plus fermement. On invente une punition douce: la mise à l'amende, par exemple. Une pièce par lampe oubliée. L'argent n'ira pas dans la poche des parents, mais dans la sébile des SDF. Générosité commune. La bourse est placée sur l'étagère haute de la bibliothèque; quand on pourra remplacer les pièces par un billet, les enfants eux-mêmes iront l'offrir à un sans-logis.