A seize heures quinze, il arrive le premier, toujours, devant l'école de Tom.
Il se campe près d'un parpaing gris, sur le trottoir d'en face, à un mètre cinquante des grilles, légèrement décalé sur la droite, non loin de l'entrée de l'immeuble. De là, il peut voir sans être remarqué.
Lorsqu'il grimpe sur la pierre, il embrasse tout le chemin qu'empruntent les enfants pour sortir de l'école: la cour de la gardienne, un fragment du préau, le porche d'où ils surgiront. Surtout, il embrasse son fils à l'instant où il apparaît, cent mètres plus loin, au seuil de la porte, quand il n'est pas à lui mais encore aux autres, à ses copains, à sa maîtresse, à une vie quotidienne qu'ils ne partagent pas et dont chaque mardi, à quatre heures et demie, il essaie de voler l'expression d'une expression. C'est pourquoi il vient plus tôt, c'est pourquoi il n'est jamais en retard: pour voir son enfant vivre sans lui.
Mais ce jour-là, la place est occupée. Quatre femmes entourent le parpaing gris. Il les reconnaît – sans les connaître. Il y a l'Angoissée, au bras d'une montre qu'elle consulte sans cesse; la Scrupuleuse, qui sait à quelle température on a servi la purée à la cantine du lundi; l'Enervée, au geste ample tendance moulinet, dont le fiston a cassé dix-huit dents au premier de la classe et qui lance une première pétition pour l'élargissement du trottoir devant l'école, et une seconde pour la gratuité des soins dentaires en faveur des enfants scolarisés; la Culpabilisée, bénévole pour tout, sorties de classe, répétition des devoirs, aide à la maîtresse ou à la directrice; la Pressée, en avance ce jour-là, qui se gare d'habitude en double file, trois petits coups de Klaxon et puis s'en va.
Il reste à l'écart. Il fait les cent pas. Chaque fois qu'il s'approche du groupe, il jette un regard en coin vers sa pierre. Il attend que les intruses s'en éloignent pour se précipiter.
Mais elles ne bougent pas. L'heure tourne. Le trottoir, devant l'école, se remplit. Il songe qu'il déteste les parents d'élèves. Il voudrait leur dire. Il va leur dire. A quatre heures vingt-neuf, il les bousculera et retrouvera sa position. Nul ne l'en délogera. S'il le faut, désormais, il arrivera devant l'école à quatre heures dix. A quatre heures cinq. A quatre heures pile.
A quatre heures vingt-huit, la Scrupuleuse s'approche de lui et demande:
«Vous êtes le père de Tom?»
Elle est brune, elle a un regard incroyablement lumineux. C'est à cause de ce regard qu'il se jette à l'eau. Il dit oui, il est le père de Tom.
«Vous savez qu'ils ont un remplaçant?»
Il l'ignorait. Mais le dialogue est engagé, et il y voit soudain un avantage incomparable: les trois autres mères s'éloignent, libérant le parpaing gris. Aussitôt, il fait un pas, puis un autre. Sa chaussure est contre la brique. Il sourit à la Scrupuleuse.
«Il leur a fait faire le squelette du pigeon!»
Comme il ne bronche pas, elle insiste:
«Le squelette du pigeon!»
Il hoche la tête. Il opère un mouvement tournant de manière à être face à la porte de l'école.
«Vous trouvez ça normal d'apprendre le squelette du pigeon en CE1?
«Excusez-moi, bredouille-t-il… Il doit s'agir de quelqu'un d'autre… Tom n'est pas en CE1.»
Elle campe ses poings sur les hanches:
«Tom n'est pas en CE!?»
Certainement, elle va le manger.
«Non… En tout cas pas le mien.
– En quelle classe est-il, alors?»
Il voit le gouffre. Il tente de l'éviter mais elle l'y pousse:
«En quelle classe?
– Avec les petits.
– Grande maternelle?
– Pas du tout!
– Alors quoi?
– En onzième, bafouille-t-il.
– Qu'est-ce que c'est que ça, la onzième?
– Avec les petits… Avant la dixième…
– En CF, vous voulez dire?
– Oui, c'est ça… En CF. C'est certainement le CP…»
L'œil a perdu toute luminosité.
«Ce n'est pas le même Tom», dit la Scrupu leuse.
Elle le plante là pour retrouver ses mèrescollègues à qui, sans doute, elle narre son incompétence.
Il s'en fout. De même qu'il se fout de savoir si le pigeon a un squelette, si la purée était bonne à midi, la maîtresse absente l'avant-veille, la sortie prévue annulée, ou comment c'étaient les vacances. La seule chose qui lui importe, c'est la tête que fera son enfant en le voyant. Cette tête-là, c'est le baromètre de son cœur.
La gardienne ouvre les grilles. Les mamans, les poussettes, les baby-sitteuses, deux grandmères et un type comme lui convergent vers l'école. Il ne bouge pas. Il attend que tous scrutent en direction de la cour, et, quand il ne voit plus que des dos devant lui, sur l'autre trottoir, il pose la semelle sur le parpaing gris et se hisse sur la pointe des pieds.
Les enfants sortent en rangs des salles de classe. A l'instant où ils débouchent du préau, leur attitude change. Ils passent de leur monde à celui des grands, les parents, mais aussi la directrice qui surveille, assurant le passage, sourire aux lèvres.
Tom franchit la porte. La première chose que voit son père, juché sur son parpaing, c'est le bras retombant, signant la fin d'un moulinet; et le coup de coude assené avec légèreté dans le sac du voisin. Tom jouait. Il faisait le pitre. Mais le sourire hilare se rétrécit, devient plus sage, et le bonhomme marche maintenant au rythme des autres vers les grilles. Il porte un anorak vert assez ancien, un pantalon de jogging, son cartable sur le dos. Ses cheveux sont longs. La mèche tombe entre les sourcils. Il est beau. Il est de bonne humeur.
Il lève le visage, cherchant son père. Son regard se coule entre les mamans, les poussettes, les baby-sitteuses, et, dans l'exacte perspective du parpaing, tombe droit dans celui qu'il attendait. La bouche s'ouvre en un grand sourire.
La soirée sera bonne.
Il vient. Il est là. Le père décroche le cartable et pose la main sur l'épaule de son fils. Ils traversent ensemble, ils vont acheter des gâteaux et des bonbons. Au premier tournant, après que Tom a levé le bras à l'adresse de ses copains, quand l'école est assez loin pour qu'on puisse se permettre, le père s'agenouille et dit:
«Salut, mon petit bout de Tom.»
Et Tom vient dans ses bras.
«Bonjour, Pap'!»
Il glisse ses mains autour du cou de son père. Celui-ci le soulève, non comme jadis, lorsqu'il le balançait dans les airs en riant, mais, maintenant qu'ils ne se voient plus guère, le prenant contre lui, pour le serrer, pour le garder.
Ils vont par les rues, main dans la main. Les doigts de son bonhomme au creux de la paume. Toucher, tenir.
«Ton frère est là ce soir?
– Non. Mais le week-end.»
Son cœur le pince. Victor ne vient pas toujours quand son père l'attend.
Ils marchent vers la voiture. Ils se racontent des trucs. Ou, plutôt, c'est Tom qui parle: la maîtresse, les copains, la moto qui passe, match de foot, il voudrait aller voir des serpents au zoo… Pap' écoute, sourire aux lèvres. Il est ému par la vivacité de l'enfant, sa manière de raconter, ses jugements à l'emporte-pièce, le mouvement des mains, le balancement des épaules, la fragilité du cou sous la chevelure, et l'encre tachant les doigts, les doubles nœuds rafistolés des baskets, la bouche sans incisives. Tom…
Il demande:
«Tu as envie de faire quelque chose?
– Rester à la maison.»
C'est la meilleure nouvelle. Non pas qu'ils y restent mais que l'enfant le demande. Qu'il dise la maison. Qu'il éprouve le besoin de se retrouver là, malgré les difficultés auxquelles ils se heurtent si souvent et qui, si souvent, ont fait craindre au père que ses fils ne reviendraient pas, ou contre leur gré.
«Allons à la maison, dit-il. C'est une très bonne idée.»
Il ne le croit pas. Mais ailleurs, ce serait pareil. Peut-être pire. La question ne réside pas dans le lieu; elle réside en eux-mêmes.