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«Jeanne», murmure-t-il.

Elle soulève une paupière.

«Les enfants!…»

En moins d'une seconde, elle a repris sa main, ses bras, ses jambes.

«Qu'est-ce que vous faites là?

– Et vous?» demandent les deux enfants. C'est tout.

C'est simple.

C'est dit.

Il n'est plus le clandestin des premières semaines. Désormais, il est une sorte de marchand de sable. Il arrive après le bain, le dîner et l'histoire. Parfois, plus tard.

Le matin, il part avant le lever des enfants sauf lorsque, après une soirée festive, Jeanne le laisse endormi entre les draps. Alors il participe, de l'autre côté du mur, à toutes ces scènes qu'il refuse de jouer ou de voir jouer, soir et matin: toilette, repas, coucher, réveil, goûter, bain, repas… Il entre dans cette impossibilité un peu de pudeur et beaucoup de chagrins. La pudeur vient de ce qu'il ne souhaite pas qu'on lui attribue le moindre rôle dans cette œuvre qui ne le concerne pas: il n'en est pas le créateur.

Le chagrin naît de tous les manques que la situation, inévitablement, lui renvoie. Manque de Tom et de Victor. Il ne peut faire avec d'autres ce qu'il ne donne pas à ses fils. C'est au-delà de ses forces. Il ne peut assister sans douleur aux poses que prennent tous les enfants du monde, quand ils jouent dans leur bain, s'installent à table en pyjama, découvrent l'histoire de chaque soir, s'endorment sous les baisers de leurs parents. Le rire de Paul, la parole d'Héloïse, leurs soupirs, leurs impatiences, le cartable sur le dos, le choix du goûter… C'est Tom et Victor, l'absence de Tom et de Victor. Tom et Victor sans lui, qui se trouve là, usurpateur, traître à la cause de ses propres enfants.

Il parle de ses tristesses à Jeanne. Elle l'écoute. Elle ne répond pas. Il pense qu'elle ne peut le comprendre. Tom et Victor n'appartiennent qu'à lui. Héloïse et Paul pagaient sur d'autres rives. Il en perçoit quelques paysages en certaines circonstances particulières, par exemple lorsque leur père téléphone. D'après un ton, un propos, il recompose alors le quotient des divisions. Pas davantage. Ni Jeanne ni lui n'en sont encore à un stade de leur histoire où ils peuvent partager les enfants et le discours sur les enfants.

Parfois, le matin, il saute du lit, s'habille à la hâte, fonce à moto sur le périphérique, pont de Sèvres, jusqu'à l'école de Tom, et se casse les dents sur la porte close et son parpaing inutile, de l'autre côté de la rue. Pareillement devant les grilles du collège de Victor. Il se dit alors qu'il ne pourra jamais vivre avec une femme et ses enfants, avec Jeanne, avec une autre, car il ne saura pas partager des rituels et des histoires à qui manquera toujours la présence des personnages principaux, les seuls héros de son existence. Et s'en revient chez lui, se promettant qu'il n'ira plus là-bas, le bain est prêt, la table est mise, les lauriers sont coupés.

Ils se connaissent depuis quatre mois. Ils ont mis l'un et l'autre un terme à leurs histoires collatérales. Ils se sont présenté leurs meilleurs amis. Ils organisent leurs week-ends ensemble. Ils marchent toujours main dans la main. Ils s'offrent des cadeaux. Il l'emmène le matin à l'Atelier des bijoux, près de la Bastille, où elle dessine des bagues, des colliers et des bracelets. Ils envisagent de courts voyages. Ils aimeraient ne plus se quitter, ni le jour, ni le soir, ni la nuit. Ils se disent et se répètent qu'un jour ils vivront ensemble. Se marieront. Auront une petite fille. Ils l'appelleront Pauline. Ou Margot. Ou Lili.

«Jure-le!

– Je ne jure jamais.

– Tu n'y crois pas?

– Si.

– Alors jure.»

Il ne répond pas. Elle vient à califourchon sur lui, promène son doigt sur sa tempe puis sur sa joue, et dit:

«J'obtiens toujours ce que je veux.»

Elle sourit, mi-ange mi-garce, puis elle quitte la chambre pour passer sous la douche.

Ils décident de réunir leurs enfants. Ils ont comploté toute une semaine avant d'opter pour un dimanche après-midi, aux Buttes-Chaumont.

Ils se téléphonent le samedi soir. Il dit qu'il n'a pas encore parlé à Tom et à Victor.

«Parlé de quoi?

– De demain!

– Qu'est-ce que tu veux leur dire?

– Qu'on va se voir!

– Mais ils le comprendront tout seuls!

– Je voulais seulement… les prévenir un peu… Qu'ils sachent que tu as des enfants…»

Elle éclate de rire.

Le lendemain, à la table de la cuisine, devant ses fils, il cherche une manière de le dire. Il ne veut pas leur annoncer qu'il y a une femme: «Tom et Victor, désormais, dans la vie de votre père, il y a une femme.» D'abord parce qu'elle est seulement à la bordure de sa vie sans qu'il sache encore s'ils approcheront d'un centre, ensuite parce que les enfants en ont vu d'autres. Il a toujours dissimulé, mais, en ce domaine, Victor est le plus fort. Il comprend, il sait, il ne s'offusque pas. Rien ne paraît donc difficile. Sauf que la situation n'est pas semblable aux précédentes: cette fois, la dame est trois; elle, un garçon, une fille.

Il décide finalement de se taire. Il naviguera à vue.

Ils montent dans la voiture. Victor s'installe devant. Il passe la première. Pap' accélère:

«Seconde!»

Victor enclenche la vitesse. Ils descendent le boulevard Saint-Michel. Il se promet qu'au niveau de la Seine, il le dira.

«Troisième!»

Passe la Seine. Il se donne jusqu'à Sébastopol. Passe Sébastopol.

«Seconde!»

Victor rétrograde.

Au prochain feu rouge.

Il accélère, file à l'orange.

A République.

«Où on va? questionne Tom.

– Surprise.

– Si c'est un musée, c'est chelou, commente Victor.

– Ce n'est pas un musée.

– Pire? demande Tom.

– Une nana.

– Une quoi?

– Une fille…

– Une meuf, tu veux dire?

– Seconde!»

Victor passe la seconde.

«Une meuf, oui… Une jeune meuf…

– T'es branché!

– Troisième…»

Il embraie puis accélère, monte en régime, repère un bus, lui colle au cul, crie:

«Seconde!»

Déboîte brusquement, accélère et, en plein surrégime, ajoute:

«Elle a deux enfants… Troisième!»

File, commande la quatrième, puis la troisième, seconde, feu rouge.

Point mort.

Victor se penche vers son frère et s'esclaffe: «Une daronne! Pap' a rencontré une daronne!»

Il l'aperçoit de loin, assise dans l'herbe, sur une pelouse vallonnée qui monte vers les hauteurs. Ses deux enfants jouent au ballon: Héloïse, aussi blonde que sa mère est brune; Paul, vêtu d'une veste de kimono qu'il affectionne depuis qu'il a gagné sa ceinture orange au judo.

«Ils ont quel âge? demande Victor.

– Comme vous, a peu pres.»

Jeanne porte un jean, et le jean ne lui va pas, un bracelet de perles fabriqué par sa fille. Il traduit: c'est aujourd'hui le jour des enfants; pas le sien.

Elle se lève quand il n'est plus qu'à cinq mètres. Il se demande comment ils vont s'embrasser, lèvres, joues ou rien.

Rien. Pas même un sourire de connivence. Elle ne s'intéresse qu'à Tom et à Victor. Elle appelle ses enfants. Ils viennent en courant. Tom repère aussitôt le ballon. Paul le lui lance. Victor le récupère, le pèse, le soupèse, le jette en l'air et le reprend.

«Nullos!»

Tom le teste à son tour du bout du pied.

«Tu ne connais rien aux balles.

– Envoie…»

Ils s'élancent tous deux tandis que Paul et Héloïse demeurent sur place.

«Rejoignez-les, dit Jeanne. Jouez un peu ensemble.»

Ils partent. Les parents restent face à face. Elle est joyeuse autant qu'il est empoté.

«On s'assied?»

Il suit les enfants du regard. Elle comprend quelles pensées le traversent et le rassure, légère:

«Oublions-les! Ça se passera très bien!»

Mais il ne se détache pas du ballon. Il espère que Tom laissera sa chance à Héloïse, que les trois garçons ne se bagarreront pas.