Il se détourne après quelques secondes, pose sa main sur celle de Jeanne et se penche pour l'embrasser. Elle le repousse.
«Pas devant eux!»
Il ne sait que dire, loin du langage amoureux de leurs habitudes. Une barrière s'élève entre eux, faite de l'impossibilité du geste, donc du mot. Il se trouve de l'autre côté de leur histoire, sur un versant dont il ignore les paysages. Mais pas elle. Elle l'observe, riant sous cape tandis qu'il se retourne vers les joueurs au premier cri. Elle partage l'insouciance des enfants.
Il s'efforce d'oublier la main, le bras, la peau de son amoureuse devenue exclusivement maternelle, imaginant des dialogues qui rejoignent la barre de ceinture des parents d'élèves – écoles, cantines, vaut-il mieux travailler le mercredi ou le samedi?
Il raconte la scène avec la Scrupuleuse. Elle lui explique la concordance des lettres et des chiffres, CE1-10e, CE2-9e… De là, ils passent à leurs propres enfants, école, cantine, sport, culture… Elle parle avec tant de naturel qu'il est charmé, non par ce qu'elle dit, qu'il oublie aussitôt, mais par la manière de le dire, de sourire, de regarder ses enfants, d'incliner le visage, de remonter ses jambes pour y appuyer le menton. Il ne résiste pas. Elle l'a temporairement réconcilié avec les parents d'élèves. Il s'approche et dépose un baiser sur sa main.
«Pas devant les enfants! s'exclame-t-elle de nouveau.
– Mais ils ne nous voient pas!»
Ils goûtent à une terrasse. Il se tient très sagement entre Jeanne et Tom, les mains garées au centre de la table, les pieds au parking, sous la chaise. C'est Jeanne qui a choisi le café et qui rassemble les commandes des enfants. Il lui abandonne le gouvernail. Elle sait mieux faire, elle est plus à l'aise. Sans doute est-ce là le privilège des mamans.
Héloïse et Paul choisissent des Coca. Tom et Victor se jettent sur l'occasion:
«Un Coca aussi.»
Tom demande:
«On peut?»
Et Victor, hilare, à la cantonade:
«On est contents de vous connaître… Parce que le Coca, avant vous, c'était interdit…
– L'après-midi, ça empêche de dormir, il paraÎt!»
Il jette sur ses fils un regard qui se voudrait sévère et invisible aux autres. Résultat:
«T'as vu la grimace?!»
Tom exhibe un sourire malin et roublard. Pap' glisse son bras autour de son cou. Tom le repousse:
«Pas devant eux!» gronde-t-il à voix basse.
Jeanne lui adresse une mimique qu'il traduit aisément: «Ni lui ni moi!»
Ils rentrent pour retrouver la mère de Tom et de Victor, chez lui. Sur la route, il va à la chasse aux commentaires.
«Alors? demande-t-il.
– Cool», fait Tom.
Il est devant. Il passe les vitesses.
«J'espère que ça durera un peu», apprécie Victor.
Pap' regarde dans son rétroviseur. Victor a levé le nez de sa Gameboy.
«Si vous ne vous larguez pas tout de suite, on pourra boire du Coca à table, et on s'emmerdera moins le week-end!»
«La reum est là!»
Elle attend devant la porte. Il lui propose de venir boire un thé, et elle monte. Elle s'arrête à l'étage des enfants le temps qu'il fasse chauffer l'eau. Lorsqu'elle le rejoint, les feuilles infusent dans la théière. Elle enlève son manteau et embrasse la grande pièce d'un mouvement circulaire. En une seconde, elle perçoit ce qui est nouveau et qui n'appartient pas à leur ancienne vie. Elle ne pose aucune question. Elle ne fait pas de commentaire.
Il l'observe. Au premier coup d'œil, il la regarde toujours comme il regarde les autres femmes, très vite, taille, jambes, visage. Puis le tour du monde bute sur un continent qui lui est devenu étranger. Elle porte des vêtements qu'il ne connaît plus, une natte qui lui tombe jusqu'aux reins, elle se maquille autrement. Il est capable de mesurer ses charmes mais il n'y est plus sensible. Il sait ce qui l'a séduit, qui en séduit et en séduira d'autres, il l'observe avec l'impassibilité un peu curieuse d'un botaniste regardant une feuille séchée entre deux pages.
Ils n'ont plus aucune intimité. Ils se disent Salut, ils ne s'embrassent pas, ils ne se téléphonent pas pour prendre des nouvelles, ils n'ont plus d'amis communs, mais ils fêtent encore leurs anniversaires par Tom et Victor interposés. La séparation a été rude, et les séquelles sont là: ils demeurent sur leurs gardes. Ils pactisent, mais pas davantage. Il espère que le temps fera son œuvre, adoucissant les rugosités. Aujourd'hui, seuls leurs enfants les lient. Lorsqu'elle vient les chercher, le mercredi et parfois le dimanche, il ne peut s'empêcher de la voir comme celle qui les emmène, qui les fera dîner, lira une histoire à Tom et fera réviser ses leçons à Victor. Il se rappelle alors qu'au moment du divorce elle a tenté de lui ôter la responsabilité paternelle et qu'il a dû se battre pied à pied afin de conserver ce droit essentiel dont il ne concevait pas d'être privé. Il a renoncé au reste, à tout le reste, mais pas à cela. Il n'avait rien commis d'indigne qui pût justifier qu'il dût perdre tout droit de regard sur l'éducation de ses enfants. C'était comme une émasculation. Comme si on le fendait par le travers. Il avait donné pour consigne à son avocat de préserver ses droits paternels quel qu'en fût le prix.
Il a payé.
Depuis, lorsqu'ils se croisent, ils échangent quelques propos qui n'ont guère de sens sinon d'entretenir un petit feu sous la cendre. Le seul sujet d'importance qu'ils abordent régulièrement se rapporte à l'organisation des heures et des jours de ce que la loi nomme joliment le droit de visite et d'hébergement. Dans l'espace d'aménagements simples, ils s'entendent encore. Il lui sait gré d'avoir accepté ses mille et une variations sur ce thè'me. Durant les premières années, il n'a cessé de modifier les usages, les heures, parfois les jours auxquels ses enfants et lui avaient droit. Il a bougé immodérément au sein de cet espace proposé et ratifié par la loi, un week-end sur deux, et s'est si bien débrouillé qu'il se trouve aujourd'hui à la tête d'un petit pécule qu'il n'est pas prêt à partager: un week-end sur deux, plus le mardi soir et le mercredi matin. S'il a tant bougé, c'est qu'il cherchait, qu'il cherche encore, une manière plus confortable de se poser avec ses enfants, de s'enfouir dans quelque chose de doux, de confortable, un oreiller, une couette qui ne ressemble pas à ce pull mouillé parfois trop grand, parfois trop petit, élimé, grattant, mal foutu, dans lequel, depuis la séparation d'avec ses fils, il tente de s'installer pour vivre sans eux.
Il ne veut rien leur imposer. C'est là l'unique règle à laquelle il se tient. Elle est contestable, il le sait. D'autres – la plupart – assurent qu'il faut un cadre aux enfants. Il ne se résout pas à cette géométrie toute théorique.
Un après-midi, il y a longtemps, il est allé chercher Tom à l'école. Il ne l'a pas trouvé. Il a fouillé la cour de récréation, puis le préau. Il a fini par apercevoir le coin d'une petite bouille derrière un cube de plastique. Il a crié:
«Tom, je t'ai vu!»
Comme l'enfant ne bougeait pas, il a pensé à une partie de cache-cache.
«J'ai trouvé ta cachette!»
Il s'est approché. Tom ne bougeait pas.
«Je vais t'attraper!»
Il s'est élancé. Tom le regardait venir. Il demeurait immobile. Il ne riait pas. Il pleurait. Et lorsque son père s'est trouvé à trois mètres, il s'est brusquement relevé et il a dit, en sanglotant:
«Je ne veux pas aller chez toi!»
Et il l'a redit, de plus en plus fort, hurlant, les poings serrés contre ses joues sillonnées par les larmes, un cri qui roulait sous la voûte du préau, qui, chaque fois, atteignait douloureusement son père, le laissant sans voix, sans force et sans espoir:
«Je ne veux pas aller chez papa! Je ne veux pas aller chez papa!»
Ils se regardaient, l'un avec infiniment de douleur et l'autre avec infiniment d'effroi. Et le père battait en retraite devant ce visage paniqué qui le désignait lui-même comme objet de la terreur, il allait à reculons, disant seulement Calme-toi mon chéri calme-toi mon chéri, matraqué de partout, tournant finalement les talons dans la cour et disparaissant dans la rue, ployé.