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Un peu plus tard, un psy consulté lui a dit: «Lorsque votre enfant vient chez vous et qu'il ne le désire pas, c'est comme s'il se trouvait dans un long tunnel noir dont il ne verrait pas le bout.»

Entre la loi et le chagrin de ses enfants, la règle et la vie, il a choisi: il n'oblige pas Tom ou Victor à venir chez lui s'ils ne le souhaitent pas. Il maîtrise ce terrain-là. Lorsqu'il émet une opinion sur les vacances, le choix des écoles, la pratique d'un sport ou d'une activité culturelle, il n'en est jamais tenu compte; l'unique levier qu'il peut actionner pour imposer sa propre loi, la loi du père, le condamne à la souffrance: quand ses fils et lui se voient moins.

Ils en sont là.

En même temps qu'il verse une seconde tasse de thé à la reum, il part à l'assaut d'une forteresse qu'il souhaite depuis longtemps conquérir. Aussi légèrement que le sucre fondant dans les tasses, il se lance à l'eau:

«J'aimerais bien que Victor fasse du théâtre.»

Elle le considère avec étonnement:

«Du théâtre, pourquoi?

– Ça lui donnerait de la rigueur à l'oral.»

Elle affiche une moue dubitative.

«Je suis certain, insiste-t-il.

– Il faudrait réfléchir, élude-t-elle.

– Peut-être y a-t-il des cours à l'école?

– On verra, fuit-elle.

– Qui verra? Toi ou moi?

– Il faut déjà en parler à Victor.»

Il l'appelle. En une seconde, elle monte sa barricade:

«Pas maintenant.»

Elle délaisse sa tasse, s'empare de son manteau, et jette à l'adresse de l'enfant:

«Dépêche-toi, Victor, on est en retard!»

Puis, à son père: «Il faut que je vérifie les devoirs, il y a le dîner…»

Il pense que si c'est aussi compliqué, il peut le faire lui-même.

Tom survient.

«Ramasse ton cartable… Et ton manteau? Où est ton manteau?»

Elle a repris la barre, la voile et les moteurs. Elle avise les souliers.

«Tu as vu ton lacet?… Tu ne fais pas tes nœuds chez ton père?»

En un geste rapide, elle rétablit la situation. Se redresse et dit:

«Lundi prochain, coiffeur!

– Je l’emmènerai, dit le père.

– Lundi, c'est mon jour. Je le prendrai à la sortie des classes.

– Je peux m'en occuper mercredi matin!

– Mais non! La dernière fois, tu as laissé couper beaucoup trop court.»

Il né se rappelle pas avoir emmené Tom chez le coiffeur.

«De toute façon, j'ai déjà pris rendez-vous.

– Et alors?

– C'est près de chez nous, tu ne connais pas l'adresse, ça va être trop compliqué… Tom, Victor, dites au revoir à papa.

– Salut,Pap'», fait Tom.

Ils se regardent. Chez les enfants: calme plat et horizon dégagé. Chez le père: la boule qui monte qui monte qui monte.

Dans l'escalier, la reum se tourne vers lui et lui offre un rayon de soleil.

«Mercredi prochain, je suis en panne… Peux tu les garder?»

Mieux que les garder: les prendre. Comme lorsqu'ils sont malades et que, fait exceptionnel, il les a tout à lui pendant deux ou trois jours.

«Bien sûr», répond-il.

Ils sont sur le palier du premier étage.

«Bye!», lance Victor.

Il veut maintenant que tout aille très vite. Il embrasse ses garçons sans effusions, jette un Salut froid à la reum, referme la porte et retrouve la maison vide. Il parcourt les pièces, cherchant les jouets, les livres, les traces que Tom et Victor y ont laissées. Il les rassemble dans les chambres des enfants, où jamais il n'entre après qu'ils sont partis. Il ferme les portes. Il donne un tour de clé. Il condamne les pièces comme la situation l'a condamné lui-même.

Le pire, c'est le dimanche soir. L'hiver. Quand il pleut. A cinq heures, le décor a déjà tourné. Le temps devant soi est compté. Il est loin le samedi matin, quand Tom et Victor lançaient leur «Salut, Pap'!» juste avant de sauter dans les bras de leur père. Depuis, le sablier s'est vidé de presque tous ses grains. Ils aimeraient retenir ceux qui restent, mais ils glissent, inexorables, vers la fin du droit de garde. Le jour déclinant est comme une taie recouvrant les humeurs. S'il y avait de la joie, elle prend du poids, elle s'affaisse, elle a l'aile plombée.

Plus que deux heures.

Pap' et ses fils sont devant leur thé au caramel; ils savent que c'est le dernier goûter. Ils font mine de rien. Lui, il se pose les questions bimensuelles: a-t-il fait ce qu'il convenait de faire? Tom et Victor ont-ils été contents? Gardent-ils un reproche en eux? Reviendront-ils avec plaisir?

Il ne pensait pas que dans sa vie d'adulte il détesterait autant les dimanches soir qu'il les avait haïs dans sa jeunesse. Il croyait avoir atteint le comble de l'horreur dominicale lorsque, à dix-huit ans, son amoureuse d'alors l'accompagnait jusqu'à la gare de l'Est où un train l'emmenait, lui et d'autres bidasses, en Allemagne. Mais quand, à sept heures, les dimanches d'hiver, Tom et Victor disparaissent dans le brouillard des essuie-glaces, il ne vaut guère mieux que le deuxième pompe de jadis. Les pluies se confondent, dedans, dehors, et il est ravagé. Une sorte de loque qui circule au radar, se demandant quelle saloperie l'oblige à cela, quémander un jour, négocier trois heures, s'excuser d'un retard, prévenir, justifier, plaider, rugir dans une bagnole inondée sans pouvoir regarder dans le rétroviseur car certainement il verrait ses enfants, bras levés vers leur papa, sous la flotte, dedans dehors, comme lui.

Première.

Jeanne l'emmène dans sa famille. Une grande maison au bord de l'eau, construite par un père qui n'est plus là mais dont la photo trône dans la salle à manger. On boit du pineau, on parle du terrain, de l'annexe, du chais, du dortoir, on ne lui explique pas de quoi il s'agit, il n'y a que des femmes, la mère et ses quatre filles, Jeanne étant la plus jeune et lui, pour le moment, un type de passage. Il y en a eu d'autres. Il fera peut-être long feu. Restons entre nous.

Il descend sur la plage et va voir la mer. Lors qu'il revient, ça pépie dans la cuisine. Il se cale dans un coin, comme un os de seiche dans une volière, et découvre, fasciné, une vie de famille sans homme.

Elles ne parlent jamais à tour de rôle mais toujours ensemble. Il croit qu'elles ne s'écoutent pas, en quoi il se trompe, ignorant cet exercice de très haute voltige qu'elles pratiquent avec art et talent, l'une saisissant une bribe de phrase et l'autre un mot qu'elle repasse à la troisième, laquelle se lance dans une cascade verbale stoppée au ras du sens par une réplique qui renvoie la balle à la quatrième, celle-ci repartant dans une haute voltige où il est question de Mamie, de la couleur d'un drap, d'un watt d'ampoule, Donne à ta voisine, cette dernière tentant un saut périlleux du côté du village voisin, où vit le jardinier. S'ensuit une cascade de fleurs précédant une étude orale concernant le meilleur moyen d'arroser le jardin, par le sol ou le sous-sol, problème moindre que celui du chauffage, Si vous saviez, se désespère la mère, électrique ou au gaz… Elles s'égaillent dans les pièces pour trouver des places aux radiateurs, reviennent en urgence cinq minutes plus tard parce que le four fume et qu'un four qui fume est un four mal entretenu, Pas du tout, se défend Jeanne, Il fallait mettre un papier d'alu clame une tante venue de loin en voiture, qui dépose sur la table une nappe aussitôt examinée sous toutes ses coutures, jolie pour l'une, moyenne pour une autre, d'où naît un débat psychologique aux arguments croisés sur celle qui n'apprécie jamais rien, ou seulement du bout des lèvres, Ça vient de l'enfance il paraît, note la tante, sur quoi la virtuosité se déplace de l'une à l'autre, la mère bouclant le spectacle par un pas de deux concernant Jeanne, d'après quoi il comprend qu'elle était la petite rétive de la famille, rebelle à la province et aux études, indisciplinée, répondant à ses parents, faisant le mur, empilant les garçons sur un cœur d'artichaut, Luc, Michel, Philippe, Etienne…