– Si fait, fait Scrupuleuse 2.
– Do ré mi fa sol la si do! murmure méchamment Madame la Professeuse de musique entre ses dents musicales.
– Voici les données», expose l'autorité disciplinaire.
D'après lesquelles il ressort que l'élève Victor K. a reçu deux heures de colle pour être sorti du cours de musique sans autorisation. Il ne s'est pas présenté le jour dit, un samedi. Mme Scrupuleuse 2 a téléphoné au domicile légal de l'enfant pour demander de quoi il retournait. A quoi l'élève Victor, qui a répondu lui-même, a donné une explication que l'ensemble des participants à cette réunion disciplinaire souhaiterait entendre de la bouche même du prévenu.
«A vous, Victor!» enchaîne le proviseur. Victor se racle la gorge, le nez dans ses godasses.
«Allez-y, jeune homme!
– Eh bien, c'était un samedi, j'étais occupé… Je ne pouvais absolument pas me déplacer…
– … Et savez-vous pourquoi?»
Le glapissement, car c'en est un, vient de Madame la Professeuse de musique.
«Parce que le jeune homme était en prière! Le jeune homme refuse de chanter l'Alléluia avec ses camarades, mais chez lui, il exerce ses propres pratiques religieuses!
– Expliquez-moi, grommelle le père. Je ne comprends rien!
– V as-y, dit sévèrement la reum à son fils.
– C'était un samedi, abdique Victor. J'étais vénère… Je ne voulais pas aller en colle. J'ai dit que je ne pouvais pas bouger parce que c'était sabbat.»
L'ensemble de l'assemblée ne fixe pas le fils mais son pere.
«Dans ces conditions, juge le proviseur, vous comprendrez qu'il est un peu hâtif de votre part de revendiquer pour votre enfant la laïcité de notre collège!
– Certes.
… Et qu'en protégeant indûment votre enfant, vous participez vous-même à la faute.
– N'exagérons rien!
– Vous êtes priés de sortir pendant la délibération.»
La sentence est rendue quelques minutes plus tard: simple avertissement.
«Et tu ne lui as pas donné de baffe?!» s'insurge Jeanne.
Il secoue la tête.
«Il s'est carrément foutu de toi, et tu n'as rien fait?!»
Il n'a jamais frappé ses enfants. Dans les cas les plus graves, il les attrape par le col et les bouscule comme des arbres fruitiers.
«Tu ne devrais pas te laisser faire, poursuit elle. Tu n'auras jamais barre sur lui.
– Je ne peux pas engueuler un enfant que je vois au mieux une fois tous les dix jours.
– Pourquoi?
– Je ne me sens pas capable de l'élever dans ces conditions.»
Jeanne pose ses poings sur ses hanches. Il devine en elle une colère rentrée, un désaccord profond.
«Ton boulot de père, c'est de t'occuper de lui dans toutes les circonstances de sa vie d'enfant. Celle-ci particulièrement.
– D'accord, répond-il. Je discuterai avec lui.
– Ne discute pas. Punis-le.»
Il dit qu'il le fera. Il dit que l'explication sera sanglante. Il sait néanmoins qu'il n'ouvrira pas la bouche. Jeanne ne peut comprendre cela. Personne. Il est faible avec ses enfants, il se le reproche, mais il ne conçoit pas de gâcher le peu de temps qu'il passe avec eux. Lorsqu'ils sont avec lui, il est apaisé. Comme si, faisant le tour de lui-même, il se découvrait au sein d'un ensemble dont les combinaisons organiques essentielles à sa vie sont en place. Il ne veut pas briser cela. Quand il les regarde bouger, quand il les regarde dormir, il les berce. Ils sont ensemble. Alors, meurt la frayeur qu'il éprouve sans cesse à l'idée de les perdre. Il les touche comme il toucherait sa main droite. Il cherche en eux ce qu'ils lui enlèveront plus tard, à la fin du temps compté: leurs cris, leurs gestes, leurs odeurs, cette impression trompeuse qui lui laisse croire, le temps d'un week-end sur deux, que ses garçons grandissent avec lui.
Jeanne le rejoint un matin à la terrasse d'un café. C'est un jour de printemps, dix-huit mois après leur rencontre. Elle est lilas coquelicot cerise: un tee-shirt mauve, une jupe orange, des ballerines pourpres. Elle s'assied. Elle porte des lunettes noires qu'il lui enlève: il aime le sourire de ses yeux.
Elle dit:
«J'ai eu une merveilleuse idée.»
Elle sort une grande enveloppe de son sac et la lui tend. Elle arbore une mine espiègle. Intrigué, il tourne et retourne l'enveloppe entre ses mains. Elle porte le cachet de la mairie du XIIe arrondissement, où elle habite.
«Ouvre!»
Il décachette et découvre un formulaire. Il ne comprend pas aussitôt. Elle l'observe, mutine. Elle pose ses deux mains sur les siennes et dit:
«Je veux qu'on se marie.»
Il la dévisage, stupéfait. Elle ajoute:
«Quand j'ai divorcé, je me suis juré que je serais remanee avant trente ans.»
Et lui, il s'est promis de ne jamais recommencer.
Il ne souffle mot. Une incompréhension très lourde se pose soudain entre eux. Dans la rue, passent des ombres. Il n'ose pas regarder Jeanne. Elle sépare leurs mains. Une légèreté qui pèse des tonnes. Elle reprend le formulaire des épousailles et lé glisse dans l'enveloppe. Son visage est devenu pierre, plomb.
Elle se lève. Elle dit Salut. Elle ne lui adresse aucun regard. Elle quitte le café.
Il la suit. Elle a quelques mètres d'avance. Lilas coquelicot cerise. Il la voit jeter l'enveloppe dans une poubelle. Elle se dirige vers la station d'autobus. Elle consulte sa montre, et ce geste lui paraît terrible: elle est déjà ailleurs, en un autre projet que les leurs..
Il la rattrape.
«Jeanne…»
Il lui prend le bras. Elle le lui laisse sans que leurs mains se retrouvent, comme à l'accoutumée.
«Je ne veux pas me marier, dit-il, mais cela n'a rien à voir avec toi.
– Bien sûr que si puisque c'est moi qui te l'ai proposé.
– Nous sortons d'une expérience pénible…
– Je ne te demande plus rien.»
L'autobus tourne au rond-point, à deux cents mètres. Il pense que lorsqu'il se sera arrêté, et si elle y monte, il ne la reverra plus. Il dispose de quelques secondes seulement pour les sauver. Mais il ne parle pas. Il ne propose rien. Il est paralysé. Et elle, absolument fermée, suit aussi l'avancée de l'autobus. Déjà, les voyageurs font un pas vers la chaussée. Jeanne, de même. Sous son bras, il sent le sien se défaire. Il serre un peu. Elle se dégage sans douceur. Le buste du conducteur se précise.
«Je dois me dépêcher, dit-elle. Les enfants sortent bientôt de l'école.»
Le Diesel ronfle à deux mètres. L'autobus stoppe devant la guérite. Les portes coulissent. Jeanne fait un pas. Il se tient à côté d'elle. Il la prend à l'épaule, l'oblige à le fixer, pose le doigt sur la veinule de la vie, au creux de la clavicule, la sent battre sous la peau.
Il demande:
«Quand as-tu trente ans?»
Son visage s'ouvre. Elle le regarde avec le sourire lumineux qu'elle avait lorsqu'ils ont bu leur premier thé du matin ensemble, quand il lui a offert sa première robe, quand ils se sont dit qu'ils s'aimaient pour la première fois.
«Trois semaines.»
Ce sourire qui l'attendrira toujours, les paillettes du bonheur et de la victoire dans l'œil, comme le désir, comme une chaleur à quoi il ne sait ni ne peut reslster.
«Vingt jours exactement», dit-elle en lui rendant son bras.
Deux semaines plus tard, en fin d'après-midi, ils sont à Roissy.
Le lendemain, à vingt et une heures, heure locale, ils atterrissent à Detroit. Ils prennent un vol qui les dépose à Las Vegas dans la nuit. De Paris, il a retenu une voiture à l'aéroport. Ils disposent de quatre-vingt-dix minutes pour faire établir les papiers nécessaires, trouver une officine encore ouverte, un marieur disponible qui acceptera de les unir en carton-pâte. Quarantehuit heures plus tard, à l'aube, ils doivent être de retour à Paris. Jeanne a pris une journée, pas plus. Ils ont profité d'un week-end sans enfants.