Il choisit finalement de ne pas lâcher les affaires de Tom: elles lui confèrent un alibi indiscutable en même temps qu'une note claire concernant ses intentions. Défile sous ses yeux plantés droit la tranche des livres alignés sur les rayonnages de l'entrée, grâce à quoi, les observant, il peut s'éviter de bouger, prendre ou rejeter, ce qui ne lui est pas égal. Il se dit qu'il s'agit d'un moment bizarre mais qu'il passera vite, surtout qu'il n'y a rien de sexuel là-dedans, finalement, si l'on admet que ce domaine s'exprime par des oscillations de la partie inférieure du corps, voire la partie supérieure simultanément, alors que dans le cas qui l'occupe et le préoccupe, ils sont dans une immobilité quasi absolue, de bon augure.
La porte du couloir, par où Tom s'était éclipsé, s'entrouvre enfin. Il l'appelle.
«Vas-y, dit aimablement la reum. Il veut te montrer ses jouets.»
Chez l'enfant, il ne se reconnaît aucune place ou responsabilité dans cet empilement de jouets, d'albums, de peluches, un punching-ball au milieu de la pièce, un baby-foot dans un coin, des affiches de films sur les murs – mais, en dépit de ses recherches, nulle part, pas plus auprès du lit qu'au-dessus du bureau, dans un angle dissimulé ou derrière la porte, de photo de lui, son père, auprès de lui, son fils.
Tom montre ses jouets. Il est disert. Sa mère entre dans le jeu. Elle a passé une jupette sur sa nuisette, ou ôté sa nuisette avant de mettre sa jupette, il ne sait pas car il ne la regarde pas. Elle virevolte autour d'eux. Elle se montre d'une grande amabilité. Elle évoque des complicités qui lui sont devenues étrangères. Elle dit «nous avons», «notre Tom», «nos décisions»… Il l'admire de savoir si bien le valoriser ce jour-là, Montre ceci à ton père, Ton père doit savoir, Tu devrais demander à ton père – alors qu'il sait combien elle se soucie peu de son avis concernant les détails de l'éducation des enfants.
Il se dit qu'elle se propose peut-être de fumer un genre de calumet de la paix, ce qu'il est prêt à accepter depuis qu'elle a caché sa nuisette.
Lorsque Tom a achevé la visite de sa chambre, elle le prie de la suivre dans la cuisine. Il prend place sur un tabouret, elle s'asseyant face à lui, le coude appuyé à la table.
Elle dit:
«Je voudrais que nous rediscutions de ton droit de visite.»
Ainsi entend-on la faculté que lui laisse la loi de croiser ses enfants deux fois par semaine, plus, merci au législateur, la moitié du temps des vacances.
«Quand je les ai mis au monde, demande-t-il avec une imprudente brutalité, ça s'appelait aussi un droit de visite?
– Ce n'est pas toi qui les as mis au monde, mais moi, réplique-t-elle avec un sourire de droit divin.
– Cinquante-cinquante.
– Admettons. Nous n'allons pas nous chamailler pour une question de pourcentage.»
Il approuve. Miel et sucre. Amabilité, modèle du genre. Mais, au-dedans, à l'affût, cervelle bandée, réflexion galopante. Il ne comprend pas pourquoi elle souhaite éplucher une nouvelle fois cette patate chaude qu'ils ont cessé de se repasser depuis un petit moment déjà.
«La loi prévoit que les enfants sont chez toi un week-end sur deux… Faute d'un meilleur accord.
– Et l'accord des enfants?
– Ce n'est pas la question.
– Peut-on se passer de la loi?
– Pourquoi? La loi est un cadre nécessaire.
– Pas de problème, dit-il.
– Si tu te montres si apaisant, c'est que tu as quelque chose à demander. Je t'écoute.»
A vrai dire, il n'y avait pas songé. Mais si elle aborde la question, c'est qu'elle veut obtenir un aménagement des textes. Lui aussi. Il lance donc un hameçon, comptant au mieux ramasser une prise, au pire équilibrer les flotteurs.
«L'acte de divorce prévoit que les enfants doivent être chez moi du samedi matin, sortie des classes, au dimanche soir, vingt heures trente, dit-il. La question des samedis chômés n'est pas abordée…
– Je devance ta préoccupation, lance-t-elle en dressant un index martial face à son nez. Tu te demandes où ils passent la nuit du vendredi lorsqu'ils n'ont pas cours le lendemain?
– Exactement.
– Chez moi.
– C'est ce que nous avons toujours fait. Mais…»
Elle l'interrompt:
«Outre que le changement ne profite jamais aux enfants, la loi est très claire sur ce point: comme tu l'as toi-même remarqué, elle n'aborde pas la question des samedis chômés. Pourquoi? Parce qu'il n'y a pas de question. Donc, passons à'autre chose.
– Je n'ai rien de plus à demander, répond-il, lugubre.
– Moi, si.»
Elle dégoupille son chignon, qui se révèle être une natte. L'extrémité descend presque jusqu'aux fesses. De quoi s'occuper le matin, avant de conduire les enfants à l'école.
«Quand tu les ramènes le dimanche à vingt heures trente, c'est trop tard. Ils n'ont pas le temps de préparer leurs affaires et de se réacclimater à la maison…
– Pas de souci, dit-il, espérant accroître son petit pécule de deux nuits par semaine: je te les ramène le lundi matin. Mieux: je les dépose directement à l'école.»
Elle joue avec sa natte, la frappant doucement sur le plateau de la table.
«Nous avons déjà tenté l'affaire… Souviens-toi du désastre.»
Il se rappelle, en effet. Un dimanche soir, Victor a souhaité rester. Il a appelé la reum. Elle lui a demandé de ramener l'enfant. Il a répondu que c'était au-delà de ses forces, au-delà de leurs forces. Elle a dit:
«C'est la loi.» Il a hurlé:
«La loi, je l'emmerde!»
Elle a répondu que s'il n'était pas présent chez elle à vingt heures trente précises, elle enverrait les flics. Puis elle a demandé à parler à Victor et a réitéré la menace. Il a appelé SOS médecins, et fait constater par un spécialiste que l'enfant n'était pas bien.
Finalement, elle a cédé. Elle a accepté qu'exceptionnellement, Victor dorme chez son père certains dimanches soir. Mais pas Tom: trop petit.
Trois dimanches successifs, Victor est donc resté à Paris. Trois dimanches successifs, il a peiné à s'endormir. Il faisait des cauchemars. Le matin, il avait la mine terne. Son père ne comprenait pas la raison qui plongeait l'enfant dans cet état. Il a fini par téléphoner à la mère:
«Le dimanche soir, ce n'était pas une bonne idée…»
– Je le savais. D'ailleurs, je n'étais pas d'accord, et je le lui ai dit.»
C'était la raison. Et la démonstration d'un théorème indiscutable: pour dormir sur ses deux oreilles, un enfant a besoin de n'entendre qu'une seule voix.
«Oublions le dimanche soir, admet-il. Et imaginons que je les ramène une heure plus tôt que prévu. En échange, me les laisserais-tu un vendredi par mois?
– Je t'accorderais les vendredis veilles de jours chômés.
– Même quand ils ne sont pas avec moi?»
Il n'y croit pas.
Il a raison.
«Seulement quand ils sont avec toi.
– Cela ne représente rien.
– C'est à prendre ou à laisser.»
Il réfléchit à toute allure: une heure de moins tous les quinze jours fait deux heures de moins par mois, soit six heures par trimestre, contre un samedi et demi chômé, moyenne des deux derniers trimestres, c'est-à-dire trois heures utiles le vendredi soir et environ deux fois plus le samedi.
«Je prends, lâche-t-il, tout sourire intérieur parfaitement bien dissimulé.
– Mais le dimanche, à dix-neuf heures, je viens les chercher.
– Je peux les ramener!
– C'est ce que la loi prévoit. Mais elle ne prévoit pas que tu sois en retard. Ce qui arrive trop souvent…»
La natte, tenue dans la main gauche, vient frapper la main droite.
«Je veux qu'on s'en tienne au système prévu par le jugement de divorce. Avec définition des tâches et des horaires.»
Il ne bronche pas.
«Maintenant, parlons de Tom.»
La natte fouette l'avant-bras.
«Je souhaite qu'il fasse du sport le samedi. Ce serait bien pour la croissance de notre petit garçon.»
Il cherche le piège. Il entrevoit quelque chose, au loin, dans les fourrés malins, mais rien n'est sûr encore.
«T'opposerais-tu à ce que je l'inscrive dans un club de foot ou de hand le samedi après-midi?»
Cela se précise. Vaguement.
«Ce serait nous, d'ailleurs, qui l'inscririons. Son pere et sa mere…
– En quoi suis-je concerné?» demande-t-il.
Elle appuie son mouvement tournant côté sens du poil, ce qui le hérisse.
«Mais il s'agit de notre enfant! De son bien!
– Et puis?
– Ce temps-là serait partiellement décompté sur ton droit de visite.»
Pile dans le mille!
«Demandons à Tom ce qu'il en pense», propose-t-il.
Elle abat son poing fermé sur le plateau de la table.
«Tom n'a pas l'âge de choisir.
– Même pas le sport que nous lui ferons faire?
– Es-tu d'accord ou non? C'est la seule question!»
Il a beau ne plus vivre avec elle, il y a un ton et l'emploi de certains mots qui le heurtent autant que jadis.