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Elle l'épuise.

Il marche désormais côté droit sur les trottoirs, s'efforçant de dissimuler à sa vue les marchands de lampes et de chaussures. Elle les remarque toujours. Après cinq heures de déambulations éreintantes, il lui dit:

«On pourrait décider que les chaussures, au moins, c'est interdit.

– Pendant combien de temps?

– Jusqu'à la fin des travaux.

– Après, tu m'accompagneras?

– Promis.

– Tous les week-ends?

– Un week-end sur deux.»

Il téléphone à ses enfants. A leur voix, toujours, il sait s'il les dérange. Les créneaux horaires sont minuscules. Il doit les saisir au retour de l'école, mais après la télé, avant le bain, entre les copains, loin des heures de repas. Le mieux, c'est à sept heures cinquante.

Ce jour-là, il appelle vingt minutes après la sortie des classes. Tom n'est pas là. Victor a la bouche pleine. Son esprit est ailleurs.

«Tu regardes la télé?

– Un peu seulement.

– Rappelle-moi quand ce sera fini…»

Il reste auprès de l'appareil. Qui sonne pour autre chose. A six heures, Victor n'a pas rappelé. Il décroche le combiné et tombe sur la femme de ménage. Les enfants sont dehors. Ils téléphoneront dès leur retour.

Ils n'appelleront pas. Il le sait.

Jeanne dit:

«C'est la preuve qu'ils sont heureux.»

C'est aussi la preuve qu'il ne leur manque pas. S'ils n'éprouvent pas le besoin de lui parler, c'est que tout va bien pour eux. Tout va bien dans cette vie sans lui. Quand il raccroche, il se rassure lui-même en songeant que rien ne serait pire que d'entendre Tom ou Victor exprimer le désespoir d'être séparés de lui.

«Regarde mes enfants, poursuit Jeanne: ils n'appellent jamais leur père.»

C'est vrai. Et lorsque c'est lui qui téléphone, Paul et Héloïse répondent avec la grâce du pendu. Il espère que dans la maison maternelle, ses garçons décrochent avec un peu plus de grâce.

Il se rappelle qu'au moment du divorce, la reum lui a raconté que chaque fois que le téléphone sonnait chez elle, Tom se précipitait en criant: «Voilà papa!» Une nuit, dans la maison paternelle, l'enfant a fait un cauchemar. Son père est resté auprès de lui. A l'instant où il allait se retirer, le timbre assourdi d'une sonnerie s'est fait entendre au-delà du mur. Tom est brusquement sorti de son sommeil. Il s'est dressé sur un coude et a crié, le regard soudain béant: «Voilà papa!»

«Je suis un père téléphone», dit-il à Jeanne.

Son histoire avec ses garçons ne se prolonge pas au-delà du mercredi, au-delà du dimanche, au-delà du baiser d'adieu qui signe le passage d'une vie avec l'un à la vie avec l'autre. Il n'est pas un père téléphone; il est un père d'occasion.

Mais ce jour-là, il s'est trompé: Tom rappelle.

Il dit:

«Je suis triste. J'ai rompu avec ma fiancée.

– Pourquoi?

– Elle avait une tête de guêpe.»

L'enfant étouffe un petit soupir.

«Tu veux goûter avec moi demain?»

Le lendemain est un vendredi.

«Bien sûr, dit-il.

– Tu viendras me chercher à l'école?»

C'est la première fois que son benjamin demande à le voir en dehors des heures d'ouverture fixées par le juge.

Le lendemain, à seize heures quinze, il se tient droit debout sur le parpaing gris. Tout sourire. Il emmènera son enfant manger des macarons à la vanille.

La Scrupuleuse est déjà là, en conciliabule avec la Culpabilisée. Elles évoquent un problème de carottes mal râpées qui laisserait entendre aux enfants que les carottes râpées ne sont pas ce qu'elles sont en vrai puisqu'il était indiqué sur le menu qu'elles étaient râpées alors qu'elles étaient plutôt tronçonnées, coupées en tout cas plutôt que passées à la râpe, donc ce n'étaient pas des carottes rapees.

«Il faut faire un texte», suggère l'Enervée, à cheval sur de très hauts talons qui la font trébucher.

«Je demande un rendez-vous à Madame la Directrice et nous y allons toutes les trois.»

Les portes de l'école s'ouvrent. Tom apparaît au loin. Il lève le bras en direction de son père. Qui blêmit soudain. Car devant, à cinq mètres de l'entrée, il a aperçu la jeune fille qui s'occupe des enfants.

Il descend de son parpaing et se précipite. La jeune fille a déjà pris la main de Tom. Qui n'y comprend rien.

«Je l'emmène aujourd'hui, dit Pap'.

– Sa mère ne m'a rien dit, objecte la jeune fille.

– Tant pis… Elle a certainement oublié de vous prévenir. Mais Tom vient avec moi.»

La jeune fille secoue la tête.

«Je n'ai pas reçu d'ordres. Il est sous ma responsabilité.

– Sous la mienne. Je suis son père.

– Je le sais que vous êtes son père! Mais ce n'est pas vous qui me payez!

– C'est moi, même si vous ne le savez pas!»

Alentour, Pressée, Scrupuleuse, Angoissée et Culpabilisée approchent. Pap' jette un regard sur Tom et perçoit la gêne de l'enfant à être ainsi objet de la curiosité générale. La rage le gagne. Etre obligé de quémander ainsi devant une petite imbécile qu'il prendrait volontiers par l'épaule pour lui flanquer son pied au cul! Mais il rompt. Il s'approche de la jeune fille et lui dit, à voix basse.

«Vous êtes trop conne!»

Il embrasse Tom. Puis décanille par les rues, en proie à une colère que rien n'apaise.

III.

Ils déménagent. Un petit camion pour un grand projet. Deux rues à traverser, la famille recomposée est au bout du chemin. Il ne peut être question du pire puisque, en cette affaire, ils ont déjà donné. Il n'y aura que du meilleur.

«Les deuxièmes fois durent toujours», répète Jeanne.

Il ne sait si elle dit cela pour le rassurer lui ou pour se rassurer elle. De toute façon, il est trop tard pour se poser la question: les caisses sont en route.

Transbordement. D'une maison l'autre. Le ciel est bas, mais la roue du bonheur tourne dans le bon sens. Ils ont choisi un week-end où ils sont tous ensemble. Chacun doit apporter sa pierre à l' œuvre commune, cette vie nouvelle qui est celle de tous, fût-ce avec des pointillés.

Les enfants font la chaîne sur le trottoir. Les parents suivent d'un œil le travail des déménageurs et, de l'autre, la réaction de chacun des membres de la bande des Quatre aux oscillations événementielles. Pas de disputes dans la rue, au seuil de l'immeuble, dans les escaliers, premier étage, on pose tout et on repart. La bonne humeur chez les plus petits apporte le bonheur aux plus grands. Même Victor participe. Tom et Paul font les pitres sur les cartons. Héloïse, telle une princesse d'une sagesse exemplaire, déploie son ciel de lit dans un bruissement sans vague. Jeanne ouvre les armoires pour y placer sa garde-robe et s'écrie:

«Mais mon pauvre amour, c'est tout ce que tu as comme fringues?»

Elle les comprime, y place les siennes, cherche un endroit accessible où garer ses cinquante-six paires de pompes. Puis dispose sa vaisselle après avoir décidé que celle qui se trouvait là irait au placard.

«Mais il n'y a plus de place!

– Alors à la poubelle! Admets qu'elle n'est pas terrible!»

Couteaux et fourchettes sont promus au même sort, remplacés par une argenterie issue des familles, lustrée, brillante, poinçonnée.

«Tu ne crois quand même pas que mes copains vont manger avec ça?

– Pourquoi? Ça se manie comme des couverts ordinaires!»

Il essaie. De fait…

Le soir, au restaurant, la bande des Quatre fête l'installation dans ses nouveaux quartiers. Boissons sucrées à volonté. Esquisses de projets d'avenir. Retour tonitruant, en rires et en chansons, jusqu'à la première question, posée par Paul, planté devant le lit à étage de sa chambre.

«Qui dort en bas? Tom ou moi?

– Moi, dit Tom.

– Moi, dit Paul.

– A tour de rôle, propose Héloïse.

– Toi, on ne t'a pas sonnée, gronde Paul.

– Ça commence dur chez les nains! s'esclaffe Victor.

– Ta gueule!» riposte Tom.

Pap', descendu de la montagne à cheval sur la rampe, met un terme au début du pugilat en prenant Tom à part, dans son ancienne chambre devenue celle de Victor.

«Il faut que tu laisses Paul choisir son lit.

– Je ne vois pas pourquoi.

– Parce qu'avant, il avait une chambre pour lui tout seul et que maintenant, il la partage avec toi.

– Chez ma mère, je dors en bas et j'ai ma chambre.

– Justement.

– Bon, d'accord», capitule Tom après une seconde de réflexion.

Pap' attend la condition. Mais il n'yen a pas. Tom file rejoindre son copain.