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A peine arrivé, il constate que ses enfants ne se trouvent pas loin.

«Pas loin, fait remarquer Jeanne, c'est quand même cent cinquante kilomètres dans la neige!

– Avec des chaînes, facile…»

Il étudie la carte. Il n'y a guère que trois cols à franchir. Et puis la météo est raisonnable: aucune tempête n'est annoncée.

Le lendemain, il loue une voiture avec pneus à clous et s'en va. Il a téléphoné à la station où se trouve la reum; inconnue au bataillon; les enfants, pareillement. Mais s'ils lui ont dit qu'ils y étaient, c'est qu'ils y sont. Il lui suffira de les attendre au bas des pistes à midi, heure de la fin des cours, pour avoir une chance de les retrouver. Entre cinq cents autres adolescents, il découvrira bien ses fils!

«C'est n'importe quoi!» dit Jeanne.

Non. C'est encore et toujours la culpabilité. Comment ne pas rejoindre ses garçons alors qu'ils skient à si courte distance de Paul et d'Héloïse?

Il glisse sur les pentes, chavire dans les congères, mais il arrive à l'heure. Tel un cow-boy ayant traversé un sinueux désert aride peuplé d'obstacles terribles, il se campe au bas des pistes à midi moins quelques plumes d'Indien. Et découvre à quelques pas un totem qui se retourne, sidéré après avoir reconnu l'intrus qui lui tapait sur l'épaule pour lui prendre la bourse et la vie: la reum.

«Qu'est-ce que tu fais là? l'occit-elle d'un direct peu amène.

– Je viens voir les enfants.»

Elle est éberluée.

«Tu aurais pu prévenir!

– Il fallait me donner le téléphone.»

Il réalise alors que Castagnette traîne peut-être dans les environs. Ou une autre épaule secourable, un gentelman-skieur…

«Je peux m'occuper des garçons sans toi…»

Elle grimpe aux rideaux:

«Sans moi?! Etant donné tout ce que j'ai payé! Il est hors de question que je n'amortisse pas…

– Tout ce que nous avons payé, rectifie-t-il.

– A ce propos…

– Nous sommes en vacances», coupe-t-il. Puis s'écarte d'un pas pour laisser champ et distance.

«Pap'!»

C'est Tom.

«Je kife!»

C'est Victor.

Ils dégringolent de la piste, bâtons levés, bonnets au ras du nez. Bronzés, souriants.

Il les emmène déjeuner, reum et service compris. Cela ne leur est pas arrivé depuis des années. Les adultes se refilent les petits sujets de conversation comme on se passe les plats. Les enfants sont ravis. Par une sorte de consentement mutuel non formulé, ils ne demandent pas à leur père pourquoi il se trouve là, lequel ne dit rien, ayant compris qu'ils savaient que Jeanne et les deux de la bande des Quatre croisaient dans les parages.

«On va te montrer ce qu'on sait faire!» C'est Tom.

«Il se la pète grave, lui!»

C'est Victor.

«Ils sont comme ça aussi chez toi?»

C'est la reum.

Il les regarde skier une partie de l'après-midi. Tom, filant silencieusement sur les pentes, le bonnet rabattu sur les yeux, adroit et concentré; Victor, en retrait pour une fois, acceptant le leadership de son petit frère, riant et jouant avec lui en une complicité fraternelle qui émeut leur père, stalagmite en bordure de piste.

Le soir venu, il remonte sur son destrier mo torisé et traverse la vallée pour rejoindre l'autre partie de son cœur.

Il n'est plus déchiré.

Un samedi matin, après que le reup a rangé sa peau de chamois dans le coffre de sa voiture grise, il dit à Jeanne:

«Il peut venir s'il le souhaite. Après tout, chez nous, c'est aussi la maison de ses enfants.»

Elle le remercie avec tant de chaleur qu'il me sure combien il la soulage.

«Tu lui diras seulement que s'il nous crache de nouveau à la gueule, je refermerai la porte.»

Il ne fait pas cela pour elle, moins encore pour lui, mais pour Paul et Héloïse. Il pense que le père a commis un faux pas tragique dont il doit se relever: en condamnant d'emblée le hachik, il s'est placé de l'autre côté. Il a créé une ligne de front sur laquelle il a placé ses enfants. Un jour, nécessairement, pour se mettre à l'abri des tirs, ceux-ci devront se replier d'un côté ou de l'autre. Et donc, choisir. Responsabilité paternelle.

Ce n'est pas la sienne. Il n'est pas le père et ne se substitue pas à lui. Mais il se met souvent à sa place. Il lui est pénible d'être interdit de séjour chez ses garçons, d'ignorer leur environnement chambre, jeux, livres… Pourquoi ferait-il à autrui ce qu'il est contraint de subir? Alors il ouvre la porte.

Le reup, de toute façon, n'a rien à craindre. Pendant longtemps, ses enfants et le hachik sont restés sur des lignes parallèles. En retrait les uns par rapport aux autres. Bonjour, Au revoir, Il pleut, Non merci. Toute perpendiculaire l'atteignait là où ses propres enfants n'étaient pas. Naguère, il s'était senti coupable de ne pas vivre avec eux. Puis, cette première culpabilité s'était doublée d'une seconde, plus insidieuse encore: non seulement il ne vivait pas avec eux, mais, pire encore, il vivait avec d'autres. Il les trahissait. Ce n'était plus la douleur originelle, cette amputation à laquelle il a fini par se résoudre, revenant en boitant un week-end sur deux. C'était le sentiment trouble, terriblement malfaisant, que d'autres s'installaient là où les siens auraient dû se trouver. Coulaient leurs pas dans l'empreinte de ses fils. Dormaient, mangeaient, jouaient, lisaient, travaillaient, invitaient, quand il eût tant aimé que tout cela fût accompli par ses garçons, ou au moins avec eux.

Il ne se comprenait pas lui-même et détestait ces secrets qu'il gardait pour lui. Dans une existence antérieure, il avait vécu avec une femme et ses deux filles sans jamais éprouver de tels petits sentiments. Mais il n'avait pas d'enfants. C'était plus facile.

Il ne considérait pas Héloïse et Paul comme des intrus, comme des malvenus, il ne mettait jamais en doute cette certitude chevillée en lui que leur place était là. Cependant, il ne les aimait jamais autant que comme deux éléments fondateurs de la bande des Quatre. Il ne les observait jamais mieux que lorsque le groupe était réuni. Il ne se sentait lui-même jamais plus apaisé qu'en ces occasions où la collectivité lui permettait d'oublier les mesquineries de son cœur.

Il s'en voulait terriblement de ne pas accepter que Jeanne accroche ses photos sur les murs. Il s'en voulait terriblement d'éprouver une pointe de rancœur quand Héloïse entrait dans la chambre de l'aîné des Grands Absents. Il s'en voulait terriblement d'avoir un haut-le-cœur en voyant un copain de Paul endormi dans le lit du benjamin des Grands Absents. Il s'en voulait terriblement de devoir prendre sur lui pour dire oui chaque fois qu'on lui demandait l'autorisation d'organiser des fêtes et des réjouissances. Il s'en voulait terriblement de se cacher pendant la célébration des anniversaires, se bouchant les oreilles pour ne pas entendre les cris de tous ces enfants faisant des rondes sur sa mauvaise conscience.

Il ne se supportait pas. Il mourait sous un premier remords, aussitôt multiplié par un deuxième, puis un troisième, un quatrième… Lorsque la vague des hontes et des naufrages l'emportait, il grimpait à l'étage, s'enfermait dans son bureau et noircissait des feuilles. De puis toujours, quand ses enfants ne sont pas là, il les appelle avec sa plume. C'est une manière de leur prendre la main.

Pendant dix ans, il a écrit ce livre.

Et puis le temps, peu à peu, a fait son travail. Quelque chose s'est tissé entre les deux de la bande des Quatre et lui-même. Les enfants l'ont d'abord observé avec une sorte de suspicion mêlée d'interrogations multiples, puis ils se sont approchés.

Au fil des années, ils ont tendu un doigt, puis deux, puis la main, la joue de temps en temps. Pas souvent pour Paul, qui emprunte au gynécée une réserve dont il ne se départit pas. Avec Pap', mais aussi avec les autres. Paul vit dans sa bulle, à croupetons dans son univers. Il est un terrien rêveur. Il s'enferme dans sa chambre et y reste indéfiniment, l'œil collé à la lunette d'un microscope, observant des moustiques coupés par le travers, des mouches sans ailes, des feuilles aux nervures pulvérisées. Il aime l'infiniment petit. Il découpe les sous-multiples jusqu'à leur quintessence.

Il est solitaire. Nul ne pénètre dans son monde. Pas même sa mère. Il dessine souvent, des armes, des personnages décapités, l'univers foudroyé. Des paysages d'une violence stupéfiante, dissimulés au creux de ses tiroirs. Personne n'en perçoit les contours.

Paul parle peu, ne demande pas, ne se plaint jamais. Il se meut au sein du groupe sans déranger. Alors que Tom et Victor assurent leur présence par des éructations sonores, il marque la sienne par un silence tenace souvent vrillé par un trait d'esprit brillant qui le pose soudain au centre d'un cercle où on le croyait absent. C'est si drôle, si intelligent, si imprévu, qu' on l'applaudit avec force. Il exhibe alors un sourire timide puis, gêné d'en avoir tant dit, saute dans sa soucoupe volante et revient au plus vite sur sa petite planète.