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Pap' a bien compris que la cigarette était un prétexte pour parler d'autre chose.

«Je fais comme toi au même âge.

– Je vois où tu veux en venir.

– Comme tu sais, je ne bois pas, explique Victor.

– Et tu fumes beaucoup?

– La cigarette, jamais, et le hasch, une fois.

– Ça t'a fait quoi?

– Pas grand-chose.

– Et tes copains?

– Au bahut, tout le monde fume. C'est une actlvlte intense.»

Le père revient à ses propres années d'adolescence, calcule vite, vérifie que ses copains et lui, en effet, prenaient du hasch ou de l'herbe au même âge. Ils ont cessé depuis longtemps.

«Pourquoi me dis-tu cela?

– Pour le partager avec toi.»

Victor a éteint sa cigarette. Il en a fumé à peine la moitié. Il attend le verdict de son père.

«Je ne vais pas t'engueuler parce que tu fumes du hasch. Je ne vais pas non plus te demander de ne plus en prendre parce que tu n'obéirais pas. Ce que je voudrais, c'est que tu m'en parles encore. Que ce sujet ne soit pas tabou entre nous.

– Personne ne sait cela, poursuit Victor. Ni ma mère, ni Castagnette. Ne dis rien.»

Il promet. Ils sont émus tous deux. Le père songe que son fils vient d'établir un pont entre eux, qu'il lui a offert une sorte de confiance, que pour la première fois depuis très longtemps, à sa manière, il l'a embrassé.

«Je veux un enfant», dit Jeanne.

Il élude.

«Je veux un enfant», répète Jeanne.

Il ne peut pas dire oui, il ne sait pas dire non.

«Au début de notre histoire, on s'était promis qu'on aurait une petite fille.»

C'était au début. Alors, ils se prédisaient monts et merveilles. Qu'en reste-t-il?

«Tout, dit-elle.

– Presque tout.»

Ils ont traversé sans trop de cicatrices les terrains minés par la reum et le reup, le chômage, leurs différences, et même les enfants. Mais ils disposent de moins de temps pour eux, weekends et voyages passant désormais à la trappe. Ils ne se retrouvent que le soir tard, dans l'alvéole de leur nid d'amour.

«Je veux un enfant», dit Jeanne.

Pas lui. Même s'il n'a pas le courage de l'avouer clairement. Parce qu'il suppose que le poids de la famille s'accroîtrait d'autant, parce qu'il n'a pas le désir de recommencer la cérémonie des couches et des biberons, parce que lorsqu'il avait vingt ans il ne voulait pas d'enfant, lorsqu'il en avait trente il ne voulait pas d'enfant, lorsqu'il en avait quarante il en avait deux plus deux moitiés.

«Et puis si on se quitte, je serai aussi malheureux que je l'étais jadis, quand j'entendais un enfant appeler son père dans la rue.

– Mais je ne te ferai jamais cela, mon amour!» tempête Jeanne.

Elle ajoute: «Un enfant nous souderait. Il nous rapprocherait tous!»

Oui, mais dans quel sens? Il voit la façon dont elle élève les siens, les captant dans ce rayon où circulent les tantes, les nièces et les cousines. Lui-même n'y est pas. Pour eux tous, il est une pièce très rapportée. Dommage pour sa maison. Au sein de celle-ci, il souhaiterait que tout fût rond. Non pas une famille, mais un groupe. Une bonne société. Ce n'est pas tout à fait le cas. Le mode d'emploi révèle parfois une confusion qu'au fil des années, il a su décrypter. Il n'est pas l'un d'eux. Il n'a aucun ticket d'entrée dans le cercle. Chaque fois que Jeanne revient d'un séjour dans le gynécée, elle n'est plus la même. Elle devient comme une enveloppe enfermant des dizaines de reproches incongrus. Finalement, il reste le beau-père. Un parâtre. Lorsqu'ils rentrent de l'école, quand leur mère est présente, Paul et Héloïse disent bonjour et restent auprès d'elle. Quand il est seul, ils l'ignorent. Font-ils contre mauvaise fortune bon cœur? Est-ce cela que Jeanne pointe du doigt en affirmant qu'un enfant les souderait?

«Je suis enceinte», dit-elle.

Il la regarde, consterné.

«Tu as deux mois pour t'y faire, mon amour!» Il pense: «J'ai deux mois pour t'en défaire.»

Ils ne disent rien aux enfants. La vie ne change pas. Sauf que, fait exceptionnel, l'extinction des feux a lieu chaque soir à vingt et une heures trente précises, comme il le demande en vain depuis des années. Parce qu'alors, Jeanne remonte de la chambre des enfants, s'assied sur le canapé à côté de lui et dit:

«Je veux cet enfant.» A quoi il répond:

«Pas moi.»

Ils croisent le fer. Arguments. Contre-arguments. Il a peur. Tant d'enfants pour des épaules pas faites pour cela. Et comment Tom et Victor accepteraient-ils la nouvelle?

Il tente une diversion du côté de l'adoption, trouvant là une générosité qu'il pourrait admettre. Elle y réfléchit. Elle refuse. Ils recommencent.

La seule raison qui le ferait fléchir tient à elle, et il se garde bien de la lui donner: lorsque, estimant la partie perdue, elle s'abandonne à un voile qui la recouvre comme un dais mélancolique. Il se dit alors qu'elle ne s'en remettra jamais, qu'il ne peut lui causer cette douleur deux fois. Il se rappelle ses larmes, jadis, lorsque, penché sur elle, à l'envers de son visage tandis qu'officiait le médecin, six mois après leur rencontre, il lui murmurait des mots d'amour qui ne comblaient ni ne remplaçaient rien.

Se souvenant, il est prêt à accepter. Et à l'instant où il va parler, elle se relève et reprend la séance des questions-réponses. Ainsi pendant deux mois. Au terme desquels il lui fait la promesse qu'il s'habituera un jour à l'idée, qu'il y travaillera, qu'il ne refusera plus, mais pas cette fois-là, il ne peut pas, il la supplie de le comprendre.

Elle cède. Un matin, elle se dessine une bouche admirable et rouge, elle enfile un chemisier noir, un pantalon gris fer et des talons hauts, puis, appuyée à son bras, magnifique de fierté et de beauté, elle le prie d'appeler un taxi pour la clinique.

IV.

Le 3 mai, cette année-là, tombe un mardi.

Le 3 mai, cette année-là, vers dix heures, alors qu'il travaille dans son bureau, le téléphone sonne. C'est la reum. Elle le salue à peine et lâche:

«Tom veut venir vivre chez toi.»

Il en laisse tomber son stylo.

«Il t'attendra en bas de chez moi le 4 juin.» Elle raccroche aussitôt.

Il rappelle.

«Je t'ai dit le 4 juin. Il aura toutes ses affaires. Je n'ai rien à ajouter.»

Il reste un long moment silencieux, immobile, incrédule.

De très longues années auparavant, lorsque Victor avait neuf ans, la reum lui avait téléphoné pour lui signifier une décision de même nature. Il lui avait proposé de prendre l'enfant chez lui pendant quelques jours afin de calmer le jeu de leurs relations. Elle avait accepté. Victor était resté deux semaines. Il témoignait d'une violence terrible. Il voulait venir habiter chez son père non pas pour lui mais contre sa mère. Le père avait estimé qu'il n'était pas apte à choisir, que la décision ne lui appartenait pas. Ils s'étaient entendus avec la reum. Elle avait dit: «Décide pour lui.»

Il avait longuement parlé avec l'enfant. A la fin, il lui avait dit: «Je ne crois pas que le moment soit venu.» Victor avait accepté. Il avait retrouvé son calme. Il était revenu chez sa mère. Quelques mois plus tard, il avait dit à son père: «Je te remercie d'avoir pris cette décision.» Et plus tard encore, un soir, au moment de s'endormir: «Si Tom demande un jour à venir chez toi, prends-le.»

Mais Tom demande-t-il vraiment la même chose?

A seize heures quinze, Pap' est devant l'école. Pour une fois, il délaisse le parpaing gris. Il se campe au premier rang, à deux mètres de la porte, et il attend. Il ne se soucie de rien ni de personne. Il ignore si la Scrupuleuse est à l'heure, si l'Enervée a trouvé une place, de quoi souffre aujourd'hui la Culpabilisée. Il veut Tom. Il se moque de ne pas respecter leurs rituels ou d'être repéré par ses copains. Ce mardi-là n'est pas un mardi ordinaire.

Tom a le sourire. Il apparaît au milieu d'une haie d'enfants, puis il se place dans les rangs et marche vers la sortie. Il voit son père. Il marque une petit signe d'étonnement, cogne le poing contre celui de ses copains, à la manière de Victor, fait «Salut Pap'!», lui abandonne son sac à dos et l'entraîne vers la boulangerie.

«Tom…

– Oui?

– Je dois te dire…»

Il cherche ses mots. Tom le regarde, attentif.

«Ta mere m’a téléphoné…»

L'enfant s'arrête sur le trottoir. Un vague sourire éclaire son regard. Il dévisage son père. Deux dents lui manquent sur le devant. Il a le regard gris, les fossettes en coin – une joie, une inquiétude, une attention peu ordinaires.

«Elle t'a dit?»

– Oui. Ce matin.

– Ah!» s'exclame Tom.

Il attend. Le sourire s'est rétréci en une boule de gomme.

«Qu'est-ce que tu en penses, Pap'?

– Pourquoi ne m'en as-tu pas parlé?»

Ils ne bougent pas. Ils se fixent.

«J'y réfléchis depuis longtemps. C'est sorti hier soir… Pap', est-ce que ce serait possible?