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«J'en ai marre, dit-il. Les enfants pompent toute notre énergie. On va mourir.»

Elle vient dans ses bras et murmure:

«Je veux un enfant. Je veux un enfant à nous.»

Il pense à Tom. Il espère par-dessus tout qu'il viendra. Et Jeanne aussi. Elle dit:

«Il te déculpabilisera de vivre avec nous.»

La juge les reçoit dans son cabinet. Elle examine le rapport de l'expert psychiatre. Cinquante-trois pages, interligne 2. Il a relevé chez le père «un dégoût pathologique de l'autorité» qui le conduit à nier «toute fonction répressive dans l'éducation de ses enfants». Ce que confirme Jeanne, qui encourage vivement son compagnon à élargir ce qu'elle nomme leur«étrange foyer».

L'expert a noté chez la reum une «hystérie verbale», un «tropisme amoureux persistant» à l'égard du père. Il estime que son attitude est dictée par une «incapacité à régler une situation émotionnelle ambiguë», tout. cela étant amplifié par l'attitude de Castagnette, «en posture de jalousie et de compétition» avec le père.

A la demande de la Justice, et pour répondre à la question posée par la magistrate – quelle est la meilleure situation à envisager pour le bien des enfants? -, le psychiatre recommande de domicilier les deux frères dans la maison paternelle.

La bande des Quatre au nid.

La juge observe les parents et commente:

«Je ne vous félicite pas.»

Elle n'est pas la seule.

Puis:

«Que souhaitent les deux enfants?

– Tom vivre avec moi, répond le père.

– Victor, rester avec moi, répond la mère.

– Que demandez-vous?

– Garder les deux, dit la mère.

– Suivre la recommandation de l'expert psychiatre, dit le père.

– Nous respecterons le désir des enfants», ordonne la juge.

Les parents quittent le Palais chacun par une porte.

Pap' téléphone à Tom:

«On a gagné.»

L'enfant reste très mesuré.

«Tu n'es pas content?

– Castagnette est a cote.»

Et il ajoute, tout bas:

«Je vais faire semblant d'être triste. Demain, viens me chercher très tôt!»

Le lendemain, sur le bord du trottoir, Tom attend son père avec ses affaires. Trois valises, un skateboard, Hamsterdame dans sa cage.

L'enfant a la mine basse. Evidemment. Il monte dans la voiture sans parler. Il ne passe pas les vitesses. Arrivé au bas de la maison, il dit:

«Je crois que c'est le jour le plus important de ma vie.»

Et il sourit enfin. Un an après le 4 juin de toutes les malédictions, il a obtenu ce qu'il souhaitait.

«Maintenant, on est vraiment chez nous, Pap'…»

Lui, il lui semble n'avoir vécu ces dernières années que pour ce moment-là. Dans sa poitrine, quelque chose se décroche brusquement. Il monte. Il s'allège. C'est comme une douleur vieille de mille ans soudain apaisée. La partie manquante de son corps vient de retrouver sa place. Il n'est plus amputé. Tom lui a sauvé la vie.

V.

L'existence est un rêve, pense-t-il. Le matin, accompagner son fils à l'école. L'y rechercher l'après-midi. Parfois, déjeuner avec lui. Lui faire réciter ses leçons. Chaque soir, dîner ensemble. Le border dans son lit, écouter ses histoires, lui en raconter d'autres. Revenir dans la nuit pour entendre son souffle. Ne plus vivre dans le bref, redoutant le dimanche soir, mais marcher enfin sur un chemin qui les conduira d'un matin à un soir, et de là au matin suivant, au soir suivant, ainsi pendant des semaines, des mois, des années. Tom ne passera plus. Il s'installe. Pap' ressent une impression nouvelle, comme l'indice d'une possession: qu'on ne me l'enlève pas.

Les gestes de chaque jour, les attentions, les préventions, tout cela l'emplit d'un bonheur immense, le comble de tous les manques passés, et ne lui pèse jamais. Il doit s'occuper de son enfant, il ne fait que cela. Il le suit sur les chemins de sa vie, le précédant parfois, l'observant sans cesse, parlant avec les maîtresses, et même la Scrupuleuse, et même l'Enervée, la directrice de l'école, apprenant le squelette du pigeon et la table de multiplication par sept pour le faire réciter lui-même. Il est un père débordé.

Il recompose la chambre de Victor, devenue celle de Tom. Il lui fabrique un nid, entraînant l'enfant derrière lui pour choisir un bureau, une chaise, une armoire, un pouf. Ils hésitent. Jeanne est appelée à la rescousse. Elle donne son avis. Il l'écoute à peine. Il désire s'occuper de tout. Il rattrape le temps perdu. Il ne veut confier son rôle àpersonne. Tom et lui se meuvent dans une histoire qui n'appartient qu'à eux. Ils sont ensemble, le plus possible, et bien ensemble. Ils ont attendu si longtemps! Ils ont eu si peur de ne pas aboutir! Ils ont une revanche à prendre et la prennent main dans la main, en riant. Il faut fêter la nouvelle vie de Tom. Lui faire oublier ce rôle de petit adulte qu'il a été contraint de jouer, qu'il a joué avec tant de courage. Le remercier du cadeau qu'il s'est offert, et qu'il a offert à son père.

Il regarde vivre son garçon. Il le découvre. Ils se connaissaient à peine. L'enfant était trop petit lorsqu'ils ont été séparés pour que leur langage d'alors, leur langage ancien, dépasse les étreintes et les baisers. Maintenant, il distingue les petits pas que Tom construit l'un après l'autre vers une qualité humaine qui le trouble, le touche et l'impressionne. Jamais il ne le prend en défaut. Pas d'indélicatesse. Pas de mesquinerie. Aucune petite chose. Droit, séduisant, attentif. Déterminé et courageux. Un merveilleux enfant, pense son pere.

Il se dit aussi que s'il retrouve en Victor beaucoup de lui-même adolescent, il eût également aimé ressembler à Tom. Peut-être est-ce là une manière d'exprimer un sentiment bizarre, moins commun qu'il y paraît au premier abord, qui se précise au fur et à mesure que ses garçons grandissent: il est fier d'eux.

Le matin, dans un demi-sommeil, il perçoit tous les sons de la maison. Lorsque Paul et Héloïse étaient plus petits et que Jeanne dormait encore, il descendait les voir. Désormais, il se lève avec son fils. Il reconnaît son pas. Il identifie sans erreur l'ordre des bruits: bol, réfrigérateur, placard: Paul; réfrigérateur, grille-pain, tiroir: Héloïse; réfrigérateur, bol, micro-ondes, placard: Tom.

Parfois, le dimanche, à tous ces sons quotidiens, succèdent un miaulement, deux portes claquant, un roulement à peine feutré, des rires en cascades: le chat a été enfermé dans une pièce, Hamsterdame est sortie de la sienne et circule dans sa Jaguar rouge, coude à la fenêtre, pour la plus grande joie des enfants.

En classe, les notes ne baissent pas. Le soir, Tom ne cafarde pas. Le matin, il s'amuse avec Paul. Lorsqu'on lui pose la question, il affirme qu'il ne regrette rien. Il est bien là. Il veut rester.

«Si un jour tu changes d'avis, promet le père, je le respecterai. Nous n'irons plus voir les Juges.»

Mais l'enfant ne change pas d'avis. Parfois, sa mère lui manque. Ille dit toujours. Cela ne dure pas longtemps. Il en parle à son père le soir, avant de se coucher. Il parle aussi d'autres choses, la vie à l'école, les copains, avant, le hamster, Où on partira en vacances… Puis il s'endort. Pap', alors, referme doucement la porte, croise Jeanne dans le couloir, qui passe de la chambre de Paul à celle d'Héloïse, J'arrive, mon amour, j'arrive.

«Et moi?» demande Héloïse.

Il lui a offert une photo d'elle et de Tom enlacés. C'était important pour lui. Probablement pas pour elle. De toute façon, son existence bifurque vers l'extérieur. Elle se soucie moins, désormais, des survivances de la bande des Quatre que des histoires avec les copines, les Redoutables, qui s'habillent tout pareil qu'elle, les Redoutées, qui draguent les mecs faut voir comment, les qui n'ont rien à dire, les qui vivent comme des grosses bourges, les qui la collent c'est pas possible, les qui fument à leur âge, les qui…

Tom? Ça ne la dérange pas qu'il soit là: plus il tape la discute avec son frère, et moins le téléphone sonne pour lui, c'est plus tranquille pour le R2.

Quant à Paul, s'il avait un lance-flammes il décapiterait tout le troisième âge de Paris. Mais comme il n'en a pas, il vise les pigeons au lancepierres. A ses côtés, Tom ajuste le tir.

Sous l'œil scrutateur des parents, les rôles s'organisent et la scène se met en place. Les enfants se donnent eux-mêmes la réplique. Tom, grand amateur de câlins, se pousse contre Héloïse qui l'envoie promener car elle n'est ni sa sœur ni sa mère. Paul, soucieux des parts égales, affiche de grands sourires car il n'est plus le seul garçon à ne rien faire. Héloïse peste sous prétexte qu'elle se tape tout le boulot. Victor, quand il est présent, exhibe ses six de moyenne générale et se moque des encouragements obtenus par Héloïse, laquelle sermonne son frère car il rit sous cape à propos d'elle ne sait pas quoi, lui l'ayant oublié, Tom sachant de quoi on parle, Victor estimant que le nain se mêle de ce qui ne le regarde pas, lequel n'est plus nain et serait capable de lui flanquer une pêche, Espèce de pomme, Tarte toi-même, Héloïse hausse les épaules, jure qu'elle ne débarrassera pas la table ce soir-là et s'apprête à tirer sa révérence lorsque, surgi de dessous la table, un traître pied la fait trébucher. Elle hurle sous la douleur jusqu'au moment où les voisins, lassés, désespérés, hargneux et prêts au pire, cognent contre les murs pour exiger un peu de silence.