Son regard accroche un clou et une tache sur le mur. L'emplacement d'une photo disparue. Elle montrait Victor et son père. Elle avait été prise par un photographe qui avait su capter une tendresse dans l'œil de l'enfant. La photo est partie dans l'autre chambre, chez la mère. Il a demandé à Tom où elle se trouvait. En haut d'une étagère, entre les livres, derrière les poissons rouges. Invisible.
Il se lève et gagne son bureau, à l'étage. Il laisse la porte ouverte. Il aime entendre jouer son fils. Entre le mardi, seize heures, et le mercredi, dix heures, il ne travaille pas. Même lorsque Tom ne le réclame pas, qu'il pourrait s'asseoir à sa table, au-dessus des feuilles blanches de ses livres, il ne le fait pas. Il a toujours un sens en alerte, et le poids des culpabilités l'assaille. Il a beau recourir à des justifications évidentes, rien n'y fait. D'ailleurs, rien n'y fait jamais. Pas plus le mardi que le mercredi, le jeudi ou le vendredi: il ne cesse de se sentir coupable à l'égard de ses enfants. Coupable, par exemple, d'être dans son bureau alors que Tom joue en bas.
Il descend.
«Ça va, Tom?
– Oui, Pap'.»
Il va et vient dans le couloir, pousse la porte de sa propre chambre, celle de Victor, range deux ou trois bricoles, s'assure que Tom n'a besoin de rien et remonte.
Redescend.
Remonte.
Ainsi va le fil entre un père comme lui et un enfant comme Tom. D'un bout à l'autre de soi, mais pas au cœur de la vie. Avec mille écueils qui interdisent le naturel, d'innombrables questions que les pères comme les autres ne se posent pas: Est-il content d'être là? Ne s'ennuie-t-il jamais? De quelle manière lui faire plaisir? Sera-t-il heureux de revenir?
Comment, dans ces conditions, pourrait-il cesser de monter et de descendre les marches qui mènent de chez lui à chez son fils?
Ils dînent. De part et d'autre de la table, ils sont comme un couple silencieux mangeant au restaurant. Il y a quelque chose de triste alentour. Une solennité engendrée par ce tête à tête qui n'a rien de naturel. S'il s'imagine lui-même, à sept ans, mangeant seul avec son père dans une maison vide, il est pris de frayeur. Pourquoi Tom serait-il différent?
Il s'en veut de ne rien savoir susciter d'autre. Il mange vite pour débarrasser, la table et le poids sur la table. Que le geste relaie la parole. Il aurait dû inviter des copains, comme il fait souvent le mardi soir, Tom étant alors au centre du bruit, des rires et du mouvement. Il aurait dû faire mieux. Il est nul. Un père nul, pense-t-il.
Comme tous les mardis soir et un week-end sur deux.
Le lendemain matin, il emmène Tom prendre un petit déjeuner au café 1789. Le café 1789, c'est un rituel. Il y en a d'autres. Il tente de pallier ses absences dans la vie quotidienne de ses enfants par des habitudes artificielles, des trucs entre eux: le passage des vitesses dans la voiture, l'histoire inventée le soir, le thé au caramel qu'ils partagent le dimanche… Il veut leur créer des souvenirs, une mémoire indélébile. Compenser par l'exceptionnel les vides du quotidien. Il n'aime rien tant que d'entendre l'un de ses fils proposer: «Si on allait au café 1789?» C'est comme s'il lui disait: «Si on restait ensemble?»
Il a choisi le café 1789 car il s'y trouve bien et que n'y viennent pas les pères divorcés. Il ne supporte pas de se reconnaître dans les misères d'autrui. Le spectacle de ces hommes seuls assis face à des enfants seuls l'afflige. Dans les regards, il lit l'inquiétude de mal faire, le désir d'être ailleurs – mais où? -, l'ennui pointant son nez, l'enfant en deuil de ses copains, l'adulte en deuil de son enfant. Il fait ce qu'il peut, comme il peut, avec les moyens d'un pauvre bord.
Tom a avalé son chocolat et un premier croissant. Il s'essuie les moustaches. Pap' lui demande pourquoi il n'invite jamais de copains.
«Chez toi, j'en ai pas!»
Tilt.
«Tes copains de classe viennent chez ta mère?
– Chez ma mère, oui. Chez toi, les parents ne veulent pas.»
Il est un père divorcé. Une pièce rapportée. Un peu comme un parent éloigné chez qui les enfants vont parfois le mercredi.
«Qu'est-ce que tu fais chez ta mère?»
Tom le regarde, ahuri par la question.
«Mais je ne sais pas, moi!
– Tu ne t'ennuies jamais?
– Non!»
Chez sa mère, il a mieux que tout. Mieux que les consoles, mieux que les Playmobil ou les Lego, mieux que les rollers, le skateboard, le foot, le vélo, les billes, les collections d'images: il a ses habitudes. Chez son père, il est peut-être à la maison. Mais la maison des papas divorcés, c'est comme un hôtel.
«Tu veux que je te ramène maintenant?
– Mais non, Pap'! On est bien ensemble!»
Il le dévisage de ce regard gris malin qui exprime tout à la fois le désir de ne pas blesser son père, de le consoler peut-être, lui prendre la main et la serrer dans la sienne. Tom est un petit garçon genereux.
«On y va, d'accord?
– Comme tu veux, Pap'… Mais à moto. Et c'est moi qui démarre!»
La page est tournée. Il sait que jusqu'au prochain week-end, il se retournera, chaviré, lorsqu'il entendra un enfant appeler son père dans la rue – puis poursuivra, enflant le souffle; qu'il hâtera le pas à proximité des écoles et des cours de récréation, fuira les boulangeries à quatre heures et demie, évitera les lieux qu'il parcourait naguère avec ses deux petits bonshommes… Et qu'une fois encore, il se fera le serment de ne plus avoir d'enfant pour ne pas revivre ces mille piqûres assassines qui chaque fois le terrassent.
Victor est là lorsqu'il dépose Tom au bas de l'immeuble maternel. Il campe au centre d'un groupe, sa bande, moyenne d' âge, onze ans, garçons et filles mêlés. Il porte le maillot du PSG siglé Opel, un pantalon blanchâtre informe et des chaussures larges comme des pneus.
Tom descend de la moto, range le casque dans le top-case et retient son père par la manche.
«Il est avec ses copains. N'y va pas: c'est la honte pour lui!»
Mais Victor salue ses potes. Ils échangent des claques sur la main, recto verso, puis des coups de poing sur les poings, de nouveau des claques sur la main, verso recto cette fois. Les filles se font la bise et chacun s'égaille de son côté.
Victor vient vers son père.
«Salut Pap'!» dit-il.
Pas de baiser, pas d'étreinte.
«Ça va?
– Oui, et toi?
– Ça va…»
Blanc.
Pap' regarde les chaussures de son fils.
«C'est nouveau?
– T'as vu les godasses? Avec ça, je tiens la route!
– C'est des Nike ? questionne Tom.
– T'y connais rien en pompes!
– Toi non plus!
– Ah oui?! Moi, j'y connais rien en pompes?» Victor s'esclaffe sur le trottoir. Il montre son frère du doigt.
«T'as vu tes Docs en paille?! On dirait celles du daron!
– Arrêtez de vous engueuler! arbitre le père
– Je me barre, dit Tom.
– C'est ça… Salut, E.T.!
– M'appelle pas comme ça!
– C'est gentil, E. T.! C'est moins ouf que Tom!
– Fiche-lui la paix», intervient le père.
Mais Tom est déjà parti. Pas de baiser, pas d'étreinte.
«Qu'est-ce que tu me racontes?
– Rien cette semaine, répond Victor.
– La précédente non plus…
– Ah si! Je me suis fait chauffer par la prof de musique parce qu'elle voulait nous faire chanter Alléluia et que j'ai refusé.»
Silence.
«Donc?
– Elle m'a sorti de la classe.
– C'est grave?
– Ce qui est grave, c'est d'obliger les enfants à chanter des chants de messe et d'église à l'école! L'école est laïque, non?! Même à Sèvres!»
Victor toise son père, les mains sur les hanches de son pantalon à élastique.
«C'est un pyjama d'extérieur, que tu portes?
– Papa, je déconne pas! Alléluia à l'école, tu ne trouves pas que c'est grave?
– Si, grommelle le père.
– Tu hésites?
– Pas sur Alléluia. Sur ce que tu as dit ou fait à ta prof pour qu'elle te vire du cours.
– Très digne!
– Ça m'étonnerait!
– Tu ne me connais pas, c'est tout!»
Victor se penche vers son père.
«Est-ce que tu me soutiens dans cette affaire?
– C'est-à-dire?
– En cas d'avertissement, tu me défends?
– Oui. Si tu as été correct avec ta prof.
– Je savais que sur les choses graves je pouvais compter sur toi, sourit Victor.
– Et aussi sur les choses pas graves…
– Ça, il y en a trop!»
Victor danse d'un pied sur l'autre, amorti par les semelles. Pap' connaît la suite. Comme il a horreur des départs, il donne un léger coup d'accélérateur.