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Tout va bien.

Il observe Jeanne et Tom. Il n'est pas son fIls, et elle ne joue pas à la mère. Elle n'a pas pour lui les mouvements de tendresse qui la poussent vers ses enfants. Elle ne l'appelle pas mon chéri, ne le prend pas sur ses genoux ou dans ses bras, ne lui demande pas comment s'est passée sa journée. Elle dit que lui-même se charge très bien de tout, que là n'est pas son rôle. Elle est présente lorsqu'il a besoin d'elle, par exemple pour recouvrir ses livres de classe ou s'il lui montre un dessin. Elle vient l'embrasser dans son lit, le soir. Elle s'occupe de lui autant que des autres quand son père s'absente.

Mais depuis que Tom est là, elle redouble d'attentions à l'égard de ses enfants. Son fils, particulièrement. Le.soir, dans sa chambre, il y a conciliabule. De quoi s'agit-il?

«Ils ont l'air d'avoir des secrets», commenteTom.

Jeanne reste silencieuse. Il ne lui pose aucune question. Pour l'heure, il ne se soucie que de Tom. Il n'a pas le sentiment de donner moins aux autres. Et quand bien même cela serait, il leur demande de comprendre. Il doit raccommoder les blessures de son enfant. Il ne peut manquer ce rendez-vous avec lui, qui est aussi celui d'un éloignement d'avec sa mère; s'il rate ce passage, s'il ne parvient pas à emmener Tom du bon côté de son choix, sur des terres absolument pacifiées, les cicatrices resteront douloureuses pour la vie. Il ne le veut pas. Il n'a pas aidé son garçon à traverser pour le laisser au bord du trottoir. Les autres doivent l'admettre. Il attend d'eux une générosité comparable à celle dont ils ont témoigné, ses fils et lui, pendant les années où ils ont habité dans la maison, à trois. Ce n'était pas toujours facile pour lui de vivre ainsi, sans ses enfants, et pas facile pour eux de voir leur père vivre sans eux mais avec d'autres.

Dans l'attitude de Paul et d'Héloïse, il perçoit cependant autre chose, qui ne dépend pas de lui et reste inexprimé. Le savent-ils eux-mêmes? C'est que, le voyant quotidiennement avec son fils, ils ne peuvent qu'établir des comparaisons avec leur propre situation. Banc d'essai et évaluation des papas. Que fait celui-là que l'autre ne fait pas? D'où, nécessairement, l'apparition d'un manque qui n'est pas d'ordre quantitatif mais qualitatif. Se doublant d'une prise de position presque obligée, le reup n'ayant jamais cessé de tirer à boulets rouges sur le hachik. Des années de défonce, ça impressionne les esprits. Héloïse s'est rangée d'un côté. Paul, sans doute, de l'autre. Que peut cet enfant contre un rouleau compresseur si acharné? Pap' mesure les douleurs qui le blessent. Mais le partage des fonctions est tel qu'il ne peut ni ne veut se substituer à un père qu'il ne comprend pas, dont les règles d'éducation sont incompatibles avec les siennes, qui creuse au fer des cicatrices qu'il ne sait panser – puisque ce langage lui est absolument étranger, et son rôle auprès de l'enfant tant contesté depuis si longtemps.

Dans la chambre de Paul, lorsqu'il y a conciliabule, Jeanne tente d'apaiser l'incendie qui brûle son fils. Elle le berce comme elle peut, avec patience, à son tour déchirée car elle sait que plus Pap' et Tom seront heureux ensemble, plus Paul souffrira d'un manque qu'elle ne peut combler seule. La présence de Tom fait émerger des douleurs jusqu'alors souterraines, des différences qui sont moins celles des enfants que celles des parents, l'amour immodéré de ceux-ci pour ceux-là se traduisant par une question toute simple posée en creux par un petit bonhomme malheureux: Maman, qui est-ce qui compte le plus pour toi?

Un soir, dans leur chambre, Jeanne, livide, montre à Pap' une photo découverte dans les tiroirs secrets de son fils. Elle les représente tous deux, au début de leur vie commune; l'enfant les a poignardés à l'encre, un couteau dans chaque cœur et une tête de mort par-dessus. Pap' comprend alors que depuis toujours, Paul attend sans doute quelque chose d'inexprimable: revenir dans le XIIe arrondissement, avec sa maman pour lui tout seul.

«Pap', dit Victor par un beau matin du mois d'avril, j'ai rencontré une meuf.»

Ils sont au café 1789 tous les deux.

«Elle est dans ma classe. Elle s'appelle Julie.

– Tu l'aimes?

– Tranquille, le chat!

– Tu es… Je ne sais pas… Attaché à elle?

– On s'envoie des textos.

– Des textos de quoi?

– De ouf! Mais on s'écrit qu'on s'embrasse… Est-ce que tu crois que je peux y aller?

– Essaie!

– Merci! A ton avis, je me mange une claque ou pas?

– Je ne sais pas!»

Victor s'abîme dans une profonde réflexion dont il s'extirpe avec une proposition:

«Tu voudrais la rencontrer?

– Pour quoi faire?

– Me dire ce que tu penses de la situation.

– Bien sûr que non!»

Aussitôt, Victor s'empare de son portable, pianote sur les touches: Mon daron aimerait te rencontrer… Réponds-moi. Je t'embrasse.

«T'es gonflé!

– Ça m'aidera pour la négo.»

Dans la voiture qui les transporte vers le pont de Sèvres, le téléphone sonne. C'est un texto. Victor lit: OK pour voir ton papa. Dis-moi quand. Je t'embrasse. Julie.

«Tu remarqueras qu'une fois de plus, elle m'embrasse! Tu proposes quel jour?

– La prochaine fois que je vous ramène. Ou quand je viens vous chercher.

– Avec le nain?! hurle Victor.

– Je ne vais pas me taper la route uniquement pour vos beaux yeux!

– Pap', constate Victor, tu vires complètement à l'ouest! Je te propose de rencontrer celle qui sera peut-être ta belle-fille, et tu…»

Il capitule en rase banlieue, à deux cents mètres de la maison maternelle.

Le lendemain soir, il coupe le contact de sa moto devant le Soubize, à Sèvres.

Victor est assis au fond du café, à côté d'une très jeune fille vêtue de noir, regard noisette, un trait d'eye-liner joliment dessiné sur les paupières, sourire gracieux, quatre bisous choux.

Il s'assied. Il les regarde. Ils parlent un peu: bac de français en fin d'année, projet de vacances, la vie au bahut… Victor se comporte avec sa Julie de la même manière qu'avec sa bande de copains. Aucune séduction apparente. Pas d'efforts. Pas de pudeur. Une âpreté qui plaît à son père car même si elle ne facilite pas le contact, elle est la marque d'une parfaite intégrité

Victor ne se compromet pas.

Elle le regarde, très charmante. Il l'amuse. Ses exagérations lui plaisent. Elle n'est pas d'accord avec lui sur l'appréciation portée sur les profs – des têtes de brocs -, sur le dernier disque d'Eminem – naze de chez naze -, sur dix autres thèmes abordés dans le désordre et la brièveté. Après quoi, Victor formule clairement une demande de complicité à laquelle son père s'attendait un peu.

«Pap', si on va au cinéma à Paris, est-ce qu'on peut aller chez toi?

– Evidemment.»

Demande complétée une heure plus tard, comme il s'apprête à enfiler son casque:

«Pap', chez toi, on pourrait dormir?»

Julie est à dix mètres.

«Oui, à condition que ce soit un week-end sans les autres. A Pâques, si vous voulez: il n'y aura personne.

– Comment tu la trouves?

– Sympa…

– Je veux que tu sois plus bavard… Je la raccompagne, et je te téléphone dans dix minutes pour que tu me dises ce que tu penses d'elle.

– Dans dix minutes, je serai sur la route.

– Arrête-toi et attends.»

Il n'a pas le loisir de répliquer: Victor s'est déjà éloigné.

Dix minutes plus tard, il poireaute en bordure du périphérique. La moto est calée sur sa béquille, et lui assis dans l'herbe, son portable entre les mains. Pas de sonnerie. Il appelle. Messagerie. Il coince le téléphone dans son casque et repart. Cinq minutes encore, Victor est en ligne.

«Alors, tu la trouves comment?

– Super!

– Je ne t'entends pas! Il y a trop de vent!»

Il ralentit puis s'arrête un peu plus loin. La communication est coupée. Il repart, roulant au pas. Comme Victor reste muet, il stoppe de nouveau et compose le numéro.

– Pourquoi tu ne rappelles pas?

– Plus de forfait!»

Coupés de nouveau.

Recompose. Messagerie. Repart. Il bifurque vers les quais de la Seine. Le téléphone sonne à l'entrée d'un tunnel.

«Pap'! Il faut que je te dise un truc. C'est uragent! Mais rappelle, toi… l'ai plus de forfait, ça va danser le jazz avec la reum!»