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«Ça me gonfle de voir mon fils sur le trottoir, dit-il.

– Je te comprends. Mais je n'ai pas le temps d'aller ailleurs. Faut que je bosse.»

Victor s'incline légèrement pour signifier que la séance est close. Il tend vaguement l'extrémité d'une joue contre laquelle vient vaguement frotter l'extrémité d'une autre. Le père pose sa main sur l'épaule de son fils et dit:

«A samedi.»

Et comme Victor ne répond rien, ce qui signifie qu'il viendra, il enclenche la première et s'en va, humeurs pleins gaz.

Il voit Jeanne. Il la revoit. Ils se découvrent. Ils ne cessent de parler et ne parlent que d'euxmêmes. Ils s'intéressent autant à leurs paroles qu'à la manière de les prononcer, qui les charme et les enivre.

A bientôt trente ans, Jeanne raconte ce qu'elle fait, et lui, dix ans de plus, ce qu'il a fait. Ils se rejoignent au milieu du gué pour mitrailler l'imparfait, grâce à quoi leur présent existe: la vie d'avant. Ils canardent allègrement l'ennemi principal, l'ex, doté de part et d'autre de toutes les tares. Et se retrouvent sur un terrain parfaitement dégagé où ils peuvent courir ensemble et même envisager quelques projets. Jusqu'alors, ni l'un ni l'autre n'a songé un seul instant à revenir dans les tranchées des unions antérieures. Cette vie-là, rétrospectivement, les effraie. Ils ont tous deux été comme blessés par un trop long combat. Debout sur un ring à esquiver les scènes, à en provoquer, à demander ou à rendre des comptes, toujours sous le regard de l'autre, un regard qui s'est peu à peu approprié leurs us et leurs coutumes jusqu'à savoir mieux qu'eux, parler en leur nom, émietter leur personne, désormais partagée. Ils croyaient être devenus grands. Ils n'étaient que moyens. Ployés sous la toise de la conjugalité. Sommés comme à neuf ans. Sommant eux-mêmes, puisque la règle du jeu implique qu'on soit au moins deux à tirer de part et d'autre du filet familial. Ils se sont retrouvés. Ils souhaitent se garder. Pour accepter ces joutes, ces rixes, ces prises, ces empoignades, il faut, disent-ils, une dose de masochisme que l'amour seul justifie.

Aiment-ils?

Ils aménagent leurs emplois du temps pour se voir le plus possible. La nuit, lorsqu'ils ne sont pas ensemble, ils se téléphonent jusqu'à l'aube. Ils sont incapables de se concentrer sur autre chose qu'eux-mêmes. Ils ne travaillent plus. Ils vivent sur les nerfs. Ils sont la proie d'une ivresse permanente qui les épuise. Ils passent d'un bar à un restaurant, d'un restaurant à un parc, un jardin, un autre bar, une nouvelle journée. Ils dorment peu. Ils redécouvrent des grâces, des libertés, une confusion délicieuse lestée seulement par un voile de tulle où dansent les enfants. S'ils ne s'aiment pas encore, ils sont déjà amoureux. Ce n'est pas une situation, c'est un état. Sans se le dire encore, ils se délestent l'un et l'autre des attaches qui les lient à d'anciennes et fugaces histoires.

Elle lui présente ses enfants. C'est au café, un mercredi après-midi. Son fils, Paul, a le même âge que Tom, à une semaine près; sa fille, Héloïse, un an de moins que Victor.

Elle dit:

«Un ami.»

Ils répondent:

«Bonjour Monsieur.»

Elle rit:

«Il ne s'appelle pas Monsieur.»

Ils se tiennent bien devant les enfants. Il éprouve une gêne extrême à se trouver là, au milieu de rituels qui ne lui appartiennent pas. Il se sent comme un intrus. Il mesure combien les gestes de Jeanne pour les siens s'inscrivent dans une histoire où il n'a aucune place. Il ne peut qu'observer une voix, un ton, des jeux, une douceur, un mélange de préoccupations et d'insouciances qui le fascinent. Il découvre une femme mère jusqu'au bout des ongles, mère comme on respire, dont les seules limites, dans l'histoire naissante, sont bornées par les besoins de son petit garçon et ceux de sa petite fille.

La rencontre au café est comme un sésame: désormais, elle l'attend le soir. Il arrive toujours très tard, lorsque les enfants dorment. Il repart à l'aube, avant leur réveil.

Elle reconnaît le bruit de la moto. Elle lui ouvre sa porte sans qu'il sonne. Elle lui rappelle d'un doigt sur les lèvres qu'il faut faire silence, le prend par la main, le fait passer du couloir à la double pièce qui sert tout à la fois de chambre et de salon. C'est comme s'ils se voyaient en cachette. Les enfants représentent la force tutélaire, et eux, de joyeux clandestins.

Elle allume une bougie et la pose près du lit. Elle éteint les lumières. Elle lui adresse un sourire tendre, complice, canaille, vient contre lui, sous les draps, et lui laisse ôter son body.

Un matin, alors qu'ils se sont endormis tard chez elle, il ouvre un œil et le referme aussitôt sur l'effrayant spectacle entrevu: Paul et Héloïse, penchés au pied du lit sur le corps du délit.

Il touche la jambe de Jeanne. Elle vient contre lui en soupirant. Il sourit aux deux importuns. Ils hochent la tête. Ils ne manifestent ni gêne ni étonnement.

«Jeanne», murmure-t-il.

Elle soulève une paupière.

«Les enfants!…»

En moins d'une seconde, elle a repris sa main, ses bras, ses jambes.

«Qu'est-ce que vous faites là?

– Et vous?» demandent les deux enfants. C'est tout.

C'est simple.

C'est dit.

Il n'est plus le clandestin des premières semaines. Désormais, il est une sorte de marchand de sable. Il arrive après le bain, le dîner et l'histoire. Parfois, plus tard.

Le matin, il part avant le lever des enfants sauf lorsque, après une soirée festive, Jeanne le laisse endormi entre les draps. Alors il participe, de l'autre côté du mur, à toutes ces scènes qu'il refuse de jouer ou de voir jouer, soir et matin: toilette, repas, coucher, réveil, goûter, bain, repas… Il entre dans cette impossibilité un peu de pudeur et beaucoup de chagrins. La pudeur vient de ce qu'il ne souhaite pas qu'on lui attribue le moindre rôle dans cette œuvre qui ne le concerne pas: il n'en est pas le créateur.

Le chagrin naît de tous les manques que la situation, inévitablement, lui renvoie. Manque de Tom et de Victor. Il ne peut faire avec d'autres ce qu'il ne donne pas à ses fils. C'est au-delà de ses forces. Il ne peut assister sans douleur aux poses que prennent tous les enfants du monde, quand ils jouent dans leur bain, s'installent à table en pyjama, découvrent l'histoire de chaque soir, s'endorment sous les baisers de leurs parents. Le rire de Paul, la parole d'Héloïse, leurs soupirs, leurs impatiences, le cartable sur le dos, le choix du goûter… C'est Tom et Victor, l'absence de Tom et de Victor. Tom et Victor sans lui, qui se trouve là, usurpateur, traître à la cause de ses propres enfants.

Il parle de ses tristesses à Jeanne. Elle l'écoute. Elle ne répond pas. Il pense qu'elle ne peut le comprendre. Tom et Victor n'appartiennent qu'à lui. Héloïse et Paul pagaient sur d'autres rives. Il en perçoit quelques paysages en certaines circonstances particulières, par exemple lorsque leur père téléphone. D'après un ton, un propos, il recompose alors le quotient des divisions. Pas davantage. Ni Jeanne ni lui n'en sont encore à un stade de leur histoire où ils peuvent partager les enfants et le discours sur les enfants.

Parfois, le matin, il saute du lit, s'habille à la hâte, fonce à moto sur le périphérique, pont de Sèvres, jusqu'à l'école de Tom, et se casse les dents sur la porte close et son parpaing inutile, de l'autre côté de la rue. Pareillement devant les grilles du collège de Victor. Il se dit alors qu'il ne pourra jamais vivre avec une femme et ses enfants, avec Jeanne, avec une autre, car il ne saura pas partager des rituels et des histoires à qui manquera toujours la présence des personnages principaux, les seuls héros de son existence. Et s'en revient chez lui, se promettant qu'il n'ira plus là-bas, le bain est prêt, la table est mise, les lauriers sont coupés.

Ils se connaissent depuis quatre mois. Ils ont mis l'un et l'autre un terme à leurs histoires collatérales. Ils se sont présenté leurs meilleurs amis. Ils organisent leurs week-ends ensemble. Ils marchent toujours main dans la main. Ils s'offrent des cadeaux. Il l'emmène le matin à l'Atelier des bijoux, près de la Bastille, où elle dessine des bagues, des colliers et des bracelets. Ils envisagent de courts voyages. Ils aimeraient ne plus se quitter, ni le jour, ni le soir, ni la nuit. Ils se disent et se répètent qu'un jour ils vivront ensemble. Se marieront. Auront une petite fille. Ils l'appelleront Pauline. Ou Margot. Ou Lili.

«Jure-le!

– Je ne jure jamais.

– Tu n'y crois pas?

– Si.

– Alors jure.»

Il ne répond pas. Elle vient à califourchon sur lui, promène son doigt sur sa tempe puis sur sa joue, et dit:

«J'obtiens toujours ce que je veux.»

Elle sourit, mi-ange mi-garce, puis elle quitte la chambre pour passer sous la douche.

Ils décident de réunir leurs enfants. Ils ont comploté toute une semaine avant d'opter pour un dimanche après-midi, aux Buttes-Chaumont.

Ils se téléphonent le samedi soir. Il dit qu'il n'a pas encore parlé à Tom et à Victor.