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«Parlé de quoi?

– De demain!

– Qu'est-ce que tu veux leur dire?

– Qu'on va se voir!

– Mais ils le comprendront tout seuls!

– Je voulais seulement… les prévenir un peu… Qu'ils sachent que tu as des enfants…»

Elle éclate de rire.

Le lendemain, à la table de la cuisine, devant ses fils, il cherche une manière de le dire. Il ne veut pas leur annoncer qu'il y a une femme: «Tom et Victor, désormais, dans la vie de votre père, il y a une femme.» D'abord parce qu'elle est seulement à la bordure de sa vie sans qu'il sache encore s'ils approcheront d'un centre, ensuite parce que les enfants en ont vu d'autres. Il a toujours dissimulé, mais, en ce domaine, Victor est le plus fort. Il comprend, il sait, il ne s'offusque pas. Rien ne paraît donc difficile. Sauf que la situation n'est pas semblable aux précédentes: cette fois, la dame est trois; elle, un garçon, une fille.

Il décide finalement de se taire. Il naviguera à vue.

Ils montent dans la voiture. Victor s'installe devant. Il passe la première. Pap' accélère:

«Seconde!»

Victor enclenche la vitesse. Ils descendent le boulevard Saint-Michel. Il se promet qu'au niveau de la Seine, il le dira.

«Troisième!»

Passe la Seine. Il se donne jusqu'à Sébastopol. Passe Sébastopol.

«Seconde!»

Victor rétrograde.

Au prochain feu rouge.

Il accélère, file à l'orange.

A République.

«Où on va? questionne Tom.

– Surprise.

– Si c'est un musée, c'est chelou, commente Victor.

– Ce n'est pas un musée.

– Pire? demande Tom.

– Une nana.

– Une quoi?

– Une fille…

– Une meuf, tu veux dire?

– Seconde!»

Victor passe la seconde.

«Une meuf, oui… Une jeune meuf…

– T'es branché!

– Troisième…»

Il embraie puis accélère, monte en régime, repère un bus, lui colle au cul, crie:

«Seconde!»

Déboîte brusquement, accélère et, en plein surrégime, ajoute:

«Elle a deux enfants… Troisième!»

File, commande la quatrième, puis la troisième, seconde, feu rouge.

Point mort.

Victor se penche vers son frère et s'esclaffe: «Une daronne! Pap' a rencontré une daronne!»

Il l'aperçoit de loin, assise dans l'herbe, sur une pelouse vallonnée qui monte vers les hauteurs. Ses deux enfants jouent au ballon: Héloïse, aussi blonde que sa mère est brune; Paul, vêtu d'une veste de kimono qu'il affectionne depuis qu'il a gagné sa ceinture orange au judo.

«Ils ont quel âge? demande Victor.

– Comme vous, a peu pres.»

Jeanne porte un jean, et le jean ne lui va pas, un bracelet de perles fabriqué par sa fille. Il traduit: c'est aujourd'hui le jour des enfants; pas le sien.

Elle se lève quand il n'est plus qu'à cinq mètres. Il se demande comment ils vont s'embrasser, lèvres, joues ou rien.

Rien. Pas même un sourire de connivence. Elle ne s'intéresse qu'à Tom et à Victor. Elle appelle ses enfants. Ils viennent en courant. Tom repère aussitôt le ballon. Paul le lui lance. Victor le récupère, le pèse, le soupèse, le jette en l'air et le reprend.

«Nullos!»

Tom le teste à son tour du bout du pied.

«Tu ne connais rien aux balles.

– Envoie…»

Ils s'élancent tous deux tandis que Paul et Héloïse demeurent sur place.

«Rejoignez-les, dit Jeanne. Jouez un peu ensemble.»

Ils partent. Les parents restent face à face. Elle est joyeuse autant qu'il est empoté.

«On s'assied?»

Il suit les enfants du regard. Elle comprend quelles pensées le traversent et le rassure, légère:

«Oublions-les! Ça se passera très bien!»

Mais il ne se détache pas du ballon. Il espère que Tom laissera sa chance à Héloïse, que les trois garçons ne se bagarreront pas.

Il se détourne après quelques secondes, pose sa main sur celle de Jeanne et se penche pour l'embrasser. Elle le repousse.

«Pas devant eux!»

Il ne sait que dire, loin du langage amoureux de leurs habitudes. Une barrière s'élève entre eux, faite de l'impossibilité du geste, donc du mot. Il se trouve de l'autre côté de leur histoire, sur un versant dont il ignore les paysages. Mais pas elle. Elle l'observe, riant sous cape tandis qu'il se retourne vers les joueurs au premier cri. Elle partage l'insouciance des enfants.

Il s'efforce d'oublier la main, le bras, la peau de son amoureuse devenue exclusivement maternelle, imaginant des dialogues qui rejoignent la barre de ceinture des parents d'élèves – écoles, cantines, vaut-il mieux travailler le mercredi ou le samedi?

Il raconte la scène avec la Scrupuleuse. Elle lui explique la concordance des lettres et des chiffres, CE1-10e, CE2-9e… De là, ils passent à leurs propres enfants, école, cantine, sport, culture… Elle parle avec tant de naturel qu'il est charmé, non par ce qu'elle dit, qu'il oublie aussitôt, mais par la manière de le dire, de sourire, de regarder ses enfants, d'incliner le visage, de remonter ses jambes pour y appuyer le menton. Il ne résiste pas. Elle l'a temporairement réconcilié avec les parents d'élèves. Il s'approche et dépose un baiser sur sa main.

«Pas devant les enfants! s'exclame-t-elle de nouveau.

– Mais ils ne nous voient pas!»

Ils goûtent à une terrasse. Il se tient très sagement entre Jeanne et Tom, les mains garées au centre de la table, les pieds au parking, sous la chaise. C'est Jeanne qui a choisi le café et qui rassemble les commandes des enfants. Il lui abandonne le gouvernail. Elle sait mieux faire, elle est plus à l'aise. Sans doute est-ce là le privilège des mamans.

Héloïse et Paul choisissent des Coca. Tom et Victor se jettent sur l'occasion:

«Un Coca aussi.»

Tom demande:

«On peut?»

Et Victor, hilare, à la cantonade:

«On est contents de vous connaître… Parce que le Coca, avant vous, c'était interdit…

– L'après-midi, ça empêche de dormir, il paraÎt!»

Il jette sur ses fils un regard qui se voudrait sévère et invisible aux autres. Résultat:

«T'as vu la grimace?!»

Tom exhibe un sourire malin et roublard. Pap' glisse son bras autour de son cou. Tom le repousse:

«Pas devant eux!» gronde-t-il à voix basse.

Jeanne lui adresse une mimique qu'il traduit aisément: «Ni lui ni moi!»

Ils rentrent pour retrouver la mère de Tom et de Victor, chez lui. Sur la route, il va à la chasse aux commentaires.

«Alors? demande-t-il.

– Cool», fait Tom.

Il est devant. Il passe les vitesses.

«J'espère que ça durera un peu», apprécie Victor.

Pap' regarde dans son rétroviseur. Victor a levé le nez de sa Gameboy.

«Si vous ne vous larguez pas tout de suite, on pourra boire du Coca à table, et on s'emmerdera moins le week-end!»

«La reum est là!»

Elle attend devant la porte. Il lui propose de venir boire un thé, et elle monte. Elle s'arrête à l'étage des enfants le temps qu'il fasse chauffer l'eau. Lorsqu'elle le rejoint, les feuilles infusent dans la théière. Elle enlève son manteau et embrasse la grande pièce d'un mouvement circulaire. En une seconde, elle perçoit ce qui est nouveau et qui n'appartient pas à leur ancienne vie. Elle ne pose aucune question. Elle ne fait pas de commentaire.

Il l'observe. Au premier coup d'œil, il la regarde toujours comme il regarde les autres femmes, très vite, taille, jambes, visage. Puis le tour du monde bute sur un continent qui lui est devenu étranger. Elle porte des vêtements qu'il ne connaît plus, une natte qui lui tombe jusqu'aux reins, elle se maquille autrement. Il est capable de mesurer ses charmes mais il n'y est plus sensible. Il sait ce qui l'a séduit, qui en séduit et en séduira d'autres, il l'observe avec l'impassibilité un peu curieuse d'un botaniste regardant une feuille séchée entre deux pages.

Ils n'ont plus aucune intimité. Ils se disent Salut, ils ne s'embrassent pas, ils ne se téléphonent pas pour prendre des nouvelles, ils n'ont plus d'amis communs, mais ils fêtent encore leurs anniversaires par Tom et Victor interposés. La séparation a été rude, et les séquelles sont là: ils demeurent sur leurs gardes. Ils pactisent, mais pas davantage. Il espère que le temps fera son œuvre, adoucissant les rugosités. Aujourd'hui, seuls leurs enfants les lient. Lorsqu'elle vient les chercher, le mercredi et parfois le dimanche, il ne peut s'empêcher de la voir comme celle qui les emmène, qui les fera dîner, lira une histoire à Tom et fera réviser ses leçons à Victor. Il se rappelle alors qu'au moment du divorce elle a tenté de lui ôter la responsabilité paternelle et qu'il a dû se battre pied à pied afin de conserver ce droit essentiel dont il ne concevait pas d'être privé. Il a renoncé au reste, à tout le reste, mais pas à cela. Il n'avait rien commis d'indigne qui pût justifier qu'il dût perdre tout droit de regard sur l'éducation de ses enfants. C'était comme une émasculation. Comme si on le fendait par le travers. Il avait donné pour consigne à son avocat de préserver ses droits paternels quel qu'en fût le prix.