Il a payé.
Depuis, lorsqu'ils se croisent, ils échangent quelques propos qui n'ont guère de sens sinon d'entretenir un petit feu sous la cendre. Le seul sujet d'importance qu'ils abordent régulièrement se rapporte à l'organisation des heures et des jours de ce que la loi nomme joliment le droit de visite et d'hébergement. Dans l'espace d'aménagements simples, ils s'entendent encore. Il lui sait gré d'avoir accepté ses mille et une variations sur ce thè'me. Durant les premières années, il n'a cessé de modifier les usages, les heures, parfois les jours auxquels ses enfants et lui avaient droit. Il a bougé immodérément au sein de cet espace proposé et ratifié par la loi, un week-end sur deux, et s'est si bien débrouillé qu'il se trouve aujourd'hui à la tête d'un petit pécule qu'il n'est pas prêt à partager: un week-end sur deux, plus le mardi soir et le mercredi matin. S'il a tant bougé, c'est qu'il cherchait, qu'il cherche encore, une manière plus confortable de se poser avec ses enfants, de s'enfouir dans quelque chose de doux, de confortable, un oreiller, une couette qui ne ressemble pas à ce pull mouillé parfois trop grand, parfois trop petit, élimé, grattant, mal foutu, dans lequel, depuis la séparation d'avec ses fils, il tente de s'installer pour vivre sans eux.
Il ne veut rien leur imposer. C'est là l'unique règle à laquelle il se tient. Elle est contestable, il le sait. D'autres – la plupart – assurent qu'il faut un cadre aux enfants. Il ne se résout pas à cette géométrie toute théorique.
Un après-midi, il y a longtemps, il est allé chercher Tom à l'école. Il ne l'a pas trouvé. Il a fouillé la cour de récréation, puis le préau. Il a fini par apercevoir le coin d'une petite bouille derrière un cube de plastique. Il a crié:
«Tom, je t'ai vu!»
Comme l'enfant ne bougeait pas, il a pensé à une partie de cache-cache.
«J'ai trouvé ta cachette!»
Il s'est approché. Tom ne bougeait pas.
«Je vais t'attraper!»
Il s'est élancé. Tom le regardait venir. Il demeurait immobile. Il ne riait pas. Il pleurait. Et lorsque son père s'est trouvé à trois mètres, il s'est brusquement relevé et il a dit, en sanglotant:
«Je ne veux pas aller chez toi!»
Et il l'a redit, de plus en plus fort, hurlant, les poings serrés contre ses joues sillonnées par les larmes, un cri qui roulait sous la voûte du préau, qui, chaque fois, atteignait douloureusement son père, le laissant sans voix, sans force et sans espoir:
«Je ne veux pas aller chez papa! Je ne veux pas aller chez papa!»
Ils se regardaient, l'un avec infiniment de douleur et l'autre avec infiniment d'effroi. Et le père battait en retraite devant ce visage paniqué qui le désignait lui-même comme objet de la terreur, il allait à reculons, disant seulement Calme-toi mon chéri calme-toi mon chéri, matraqué de partout, tournant finalement les talons dans la cour et disparaissant dans la rue, ployé.
Un peu plus tard, un psy consulté lui a dit: «Lorsque votre enfant vient chez vous et qu'il ne le désire pas, c'est comme s'il se trouvait dans un long tunnel noir dont il ne verrait pas le bout.»
Entre la loi et le chagrin de ses enfants, la règle et la vie, il a choisi: il n'oblige pas Tom ou Victor à venir chez lui s'ils ne le souhaitent pas. Il maîtrise ce terrain-là. Lorsqu'il émet une opinion sur les vacances, le choix des écoles, la pratique d'un sport ou d'une activité culturelle, il n'en est jamais tenu compte; l'unique levier qu'il peut actionner pour imposer sa propre loi, la loi du père, le condamne à la souffrance: quand ses fils et lui se voient moins.
Ils en sont là.
En même temps qu'il verse une seconde tasse de thé à la reum, il part à l'assaut d'une forteresse qu'il souhaite depuis longtemps conquérir. Aussi légèrement que le sucre fondant dans les tasses, il se lance à l'eau:
«J'aimerais bien que Victor fasse du théâtre.»
Elle le considère avec étonnement:
«Du théâtre, pourquoi?
– Ça lui donnerait de la rigueur à l'oral.»
Elle affiche une moue dubitative.
«Je suis certain, insiste-t-il.
– Il faudrait réfléchir, élude-t-elle.
– Peut-être y a-t-il des cours à l'école?
– On verra, fuit-elle.
– Qui verra? Toi ou moi?
– Il faut déjà en parler à Victor.»
Il l'appelle. En une seconde, elle monte sa barricade:
«Pas maintenant.»
Elle délaisse sa tasse, s'empare de son manteau, et jette à l'adresse de l'enfant:
«Dépêche-toi, Victor, on est en retard!»
Puis, à son père: «Il faut que je vérifie les devoirs, il y a le dîner…»
Il pense que si c'est aussi compliqué, il peut le faire lui-même.
Tom survient.
«Ramasse ton cartable… Et ton manteau? Où est ton manteau?»
Elle a repris la barre, la voile et les moteurs. Elle avise les souliers.
«Tu as vu ton lacet?… Tu ne fais pas tes nœuds chez ton père?»
En un geste rapide, elle rétablit la situation. Se redresse et dit:
«Lundi prochain, coiffeur!
– Je l’emmènerai, dit le père.
– Lundi, c'est mon jour. Je le prendrai à la sortie des classes.
– Je peux m'en occuper mercredi matin!
– Mais non! La dernière fois, tu as laissé couper beaucoup trop court.»
Il né se rappelle pas avoir emmené Tom chez le coiffeur.
«De toute façon, j'ai déjà pris rendez-vous.
– Et alors?
– C'est près de chez nous, tu ne connais pas l'adresse, ça va être trop compliqué… Tom, Victor, dites au revoir à papa.
– Salut,Pap'», fait Tom.
Ils se regardent. Chez les enfants: calme plat et horizon dégagé. Chez le père: la boule qui monte qui monte qui monte.
Dans l'escalier, la reum se tourne vers lui et lui offre un rayon de soleil.
«Mercredi prochain, je suis en panne… Peux tu les garder?»
Mieux que les garder: les prendre. Comme lorsqu'ils sont malades et que, fait exceptionnel, il les a tout à lui pendant deux ou trois jours.
«Bien sûr», répond-il.
Ils sont sur le palier du premier étage.
«Bye!», lance Victor.
Il veut maintenant que tout aille très vite. Il embrasse ses garçons sans effusions, jette un Salut froid à la reum, referme la porte et retrouve la maison vide. Il parcourt les pièces, cherchant les jouets, les livres, les traces que Tom et Victor y ont laissées. Il les rassemble dans les chambres des enfants, où jamais il n'entre après qu'ils sont partis. Il ferme les portes. Il donne un tour de clé. Il condamne les pièces comme la situation l'a condamné lui-même.
Le pire, c'est le dimanche soir. L'hiver. Quand il pleut. A cinq heures, le décor a déjà tourné. Le temps devant soi est compté. Il est loin le samedi matin, quand Tom et Victor lançaient leur «Salut, Pap'!» juste avant de sauter dans les bras de leur père. Depuis, le sablier s'est vidé de presque tous ses grains. Ils aimeraient retenir ceux qui restent, mais ils glissent, inexorables, vers la fin du droit de garde. Le jour déclinant est comme une taie recouvrant les humeurs. S'il y avait de la joie, elle prend du poids, elle s'affaisse, elle a l'aile plombée.
Plus que deux heures.
Pap' et ses fils sont devant leur thé au caramel; ils savent que c'est le dernier goûter. Ils font mine de rien. Lui, il se pose les questions bimensuelles: a-t-il fait ce qu'il convenait de faire? Tom et Victor ont-ils été contents? Gardent-ils un reproche en eux? Reviendront-ils avec plaisir?
Il ne pensait pas que dans sa vie d'adulte il détesterait autant les dimanches soir qu'il les avait haïs dans sa jeunesse. Il croyait avoir atteint le comble de l'horreur dominicale lorsque, à dix-huit ans, son amoureuse d'alors l'accompagnait jusqu'à la gare de l'Est où un train l'emmenait, lui et d'autres bidasses, en Allemagne. Mais quand, à sept heures, les dimanches d'hiver, Tom et Victor disparaissent dans le brouillard des essuie-glaces, il ne vaut guère mieux que le deuxième pompe de jadis. Les pluies se confondent, dedans, dehors, et il est ravagé. Une sorte de loque qui circule au radar, se demandant quelle saloperie l'oblige à cela, quémander un jour, négocier trois heures, s'excuser d'un retard, prévenir, justifier, plaider, rugir dans une bagnole inondée sans pouvoir regarder dans le rétroviseur car certainement il verrait ses enfants, bras levés vers leur papa, sous la flotte, dedans dehors, comme lui.
Première.
Jeanne l'emmène dans sa famille. Une grande maison au bord de l'eau, construite par un père qui n'est plus là mais dont la photo trône dans la salle à manger. On boit du pineau, on parle du terrain, de l'annexe, du chais, du dortoir, on ne lui explique pas de quoi il s'agit, il n'y a que des femmes, la mère et ses quatre filles, Jeanne étant la plus jeune et lui, pour le moment, un type de passage. Il y en a eu d'autres. Il fera peut-être long feu. Restons entre nous.