Le premier goust que jeuz aux livres, il me vint du plaisir des fables de la Metamorphose d'Ovide. Car environ l'aage de 7 ou 8 ans, je me desrobois de tout autre plaisir, pour les lire: d'autant que cette langue estoit la mienne maternelle; et que c'estoit le plus aisé livre, que je cogneusse, et le plus accommodé à la foiblesse de mon aage, à cause de la matiere: Car des Lancelots du Lac, des Amadis, des Huons de Bordeaux, et tels fatras de livres, à quoy l'enfance s'amuse, je n'en cognoissois pas seulement le nom, ny ne fais encore le corps: tant exacte estoit ma discipline. Je m'en rendois plus nonchalant à l'estude de mes autres leçons prescrites. Là il me vint singulierement à propos, d'avoir affaire à un homme d'entendement de precepteur, qui sceust dextrement conniver à cette mienne desbauche, et autres pareilles. Car par là, j'enfilay tout d'un train Vergile en l'Æneide, et puis Terence, et puis Plaute, et des comedies Italiennes, leurré tousjours par la douceur du subject. S'il eust esté si fol de rompre ce train, j'estime que je n'eusse rapporté du college que la haine des livres, comme fait quasi toute nostre noblesse. Il s'y gouverna ingenieusement, faisant semblant de n'en voir rien: Il aiguisoit ma faim, ne me laissant qu'à la desrobée gourmander ces livres, et me tenant doucement en office pour les autres estudes de la regle. Car les principales parties que mon pere cherchoit à ceux à qui il donnoit charge de moy, c'estoit la debonnaireté et facilité de complexion: Aussi n'avoit la mienne autre vice, que langueur et paresse. Le danger n'estoit pas que je fisse mal, mais que je ne fisse rien. Nul ne prognostiquoit que je deusse devenir mauvais, mais inutile: on y prevoyoit de la faineantise, non pas de la malice.
Je sens qu'il en est advenu comme cela. Les plaintes qui me cornent aux oreilles, sont telles: Il est oisif, froid aux offices d'amitié, et de parenté: et aux offices publiques, trop particulier, trop desdaigneux. Les plus injurieux mesmes ne disent pas, Pourquoy a il prins, pourquoy n'a-il payé? mais, Pourquoy ne quitte-il, pourquoy ne donne-il?
Je recevroy à faveur, qu'on ne desirast en moy que tels effects de supererogation. Mais ils sont injustes, d'exiger ce que je ne doy pas, plus rigoureusement beaucoup, qu'ils n'exigent d'eux ce qu'ils doivent. En m'y condemnant, ils effacent la gratification de l'action, et la gratitude qui m'en seroit deuë. Là où le bien faire actif, devroit plus peser de ma main, en consideration de ce que je n'en ay de passif nul qui soit. Je puis d'autant plus librement disposer de ma fortune, qu'elle est plus mienne: et de moy, que je suis plus mien. Toutesfois si j'estoy grand enlumineur de mes actions, à l'adventure rembarrerois-je bien ces reproches; et à quelques uns apprendrois, qu'ils ne sont pas si offensez que je ne face pas assez: que dequoy je puisse faire assez plus que je ne fay.
Mon ame ne laissoit pourtant en mesme temps d'avoir à part soy des remuemens fermes: et des jugemens seurs et ouverts autour des objects qu'elle cognoissoit: et les digeroit seule, sans aucune communication. Et entre autres choses je croy à la verité qu'elle eust esté du tout incapable de se rendre à la force et violence.
Mettray-je en compte cette faculté de mon enfance, Une asseurance de visage, et soupplesse de voix et de geste, à m'appliquer aux rolles que j'entreprenois? Car avant l'aage,
Alter ab undecimo tum me vix ceperat annus:
j'ay soustenu les premiers personnages, és tragedies latines de Bucanan, de Guerente, et de Muret, qui se representerent en nostre college de Guienne avec dignité. En cela, Andreas Goveanus nostre principal, comme en toutes autres parties de sa charge, fut sans comparaison le plus grand principal de France, et m'en tenoit-on maistre ou ouvrier. C'est un exercice, que je ne meslouë point aux jeunes enfans de maison; et ay veu nos Princes s'y addonner depuis, en personne, à l'exemple d'aucuns des anciens, honnestement et louablement.
Il estoit loisible, mesme d'en faire mestier, aux gents d'honneur et en Grece, Aristoni tragico actori rem aperit: huic et genus et fortuna honesta erant: nec ars quia nihil tale apud Græcos pudori est, ea deformabat.
Car j'ay tousjours accusé d'impertinence, ceux qui condemnent ces esbatemens: et d'injustice, ceux qui refusent l'entrée de nos bonnes villes aux comediens qui le valent, et envient au peuple ces plaisirs publiques. Les bonnes polices prennent soing d'assembler les citoyens, et les r'allier, comme aux offices serieux de la devotion, aussi aux exercices et jeux: La societé et amitié s'en augmente, et puis on ne leur sçauroit conceder des passetemps plus reglez, que ceux qui se font en presence d'un chacun, et à la veuë mesme du magistrat: et trouverois raisonnable que le prince à ses despens en gratifiast quelquefois la commune, d'une affection et bonté comme paternelle: et qu'aux villes populeuses il y eust des lieux destinez et disposez pour ces spectacles: quelque divertissement de pires actions et occultes.
Pour revenir à mon propos, il n'y a tel, que d'allecher l'appetit et l'affection, autrement on ne fait que des asnes chargez de livres: on leur donne à coups de foüet en garde leur pochette pleine de science. Laquelle pour bien faire, il ne faut pas seulement loger chez soy, il la faut espouser.
CHAPITRE XXVI C'est folie de rapporter le vray et le faux à nostre suffisance
CE n'est pas à l'advanture sans raison, que nous attribuons à simplesse et ignorance, la facilité de croire et de se laisser persuader: Car il me semble avoir appris autrefois, que la creance estoit comme une impression, qui se faisoit en nostre ame; et à mesure qu'elle se trouvoit plus molle et de moindre resistance, il estoit plus aysé à y empreindre quelque chose. Ut necesse est lancem in libra ponderibus impositis deprimi: sic animum perspicuis cedere. D'autant que l'ame est plus vuide, et sans contrepoids, elle se baisse plus facilement souz la charge de la premiere persuasion. Voylà pourquoy les enfans, le vulgaire, les femmes et les malades sont plus sujets à estre menez par les oreilles. Mais aussi de l'autre part, c'est une sotte presomption, d'aller desdeignant et condamnant pour faux, ce qui ne nous semble pas vray-semblable: qui est un vice ordinaire de ceux qui pensent avoir quelque suffisance, outre la commune. J'en faisoy ainsin autrefois, et si j'oyois parler ou des esprits qui reviennent, ou du prognostique des choses futures, des enchantemens, des sorcelleries, ou faire quelque autre conte, où je ne peusse pas mordre,
Somnia, terrores magicos, miracula, sagas,
Nocturnos lemures, portentaque Thessala:
il me venoit compassion du pauvre peuple abusé de ces folies. Et à present je treuve, que j'estoy pour le moins autant à plaindre moy mesme: Non que l'experience m'aye depuis rien faict voir, au dessus de mes premieres creances; et si n'a pas tenu à ma curiosité: mais la raison m'a instruit, que de condamner ainsi resolument une chose pour fausse, et impossible, c'est se donner l'advantage d'avoir dans la teste, les bornes et limites de la volonté de Dieu, et de la puissance de nostre mere nature: Et qu'il n'y a point de plus notable folie au monde, que de les ramener à la mesure de nostre capacité et suffisance. Si nous appellons monstres ou miracles, ce où nostre raison ne peut aller, combien s'en presente il continuellement à nostre veuë? Considerons au travers de quels nuages, et comment à tastons on nous meine à la cognoissance de la pluspart des choses qui nous sont entre mains: certes nous trouverons que c'est plustost accoustumance, que science, qui nous en oste l'estrangeté: