42. Sextilia, femme de Scaurus, et Paxea, femme de Labeo, pour permettre à leurs maris de fuir les dangers qui les menaçaient, et auxquels elles n'étaient mêlées que par affection conjugale, risquèrent leur propre vie pour leur venir en aide, leur servant d'exemple et leur tenant compagnie dans une situation extrêmement critique [Tacite Annales VI, 29]. Et ce qu'elles avaient fait pour leurs maris, Cocceius Nerva le fit pour sa patrie, avec moins de succès, mais avec autant d'amour. Ce grand jurisconsulte, en parfaite santé, riche et réputé, et bien en cour auprès de l'Empereur, était tellement affligé par l'état déplorable des affaires publiques romaines, qu'il se tua pour cette seule raison.
43. On ne peut rien ajouter à la délicatesse de la mort de la femme de Fulvius, familier d'Auguste52. Auguste avait découvert que Fulvius avait laissé filtrer un secret important qu'il lui avait confié, et quand Fulvius vint le voir le matin, il lui en fit grise mine. Fulvius s'en retourna chez lui désespéré, et dit piteusement à sa femme que le malheur dans lequel il était tombé était si grand qu'il était résolu à se suicider. « Ce ne sera que justice, puisque tu ne t'es pas méfié de mes bavardages, dont tu avais pourtant souvent éprouvé la légèreté. Mais laisse-moi me tuer la première. » Et sans balancer plus longtemps, elle se passa une épée à travers le corps.
44. Désespérant de sauver sa ville [Capoue] assiégée par les Romains, et d'obtenir leur miséricorde malgré plusieurs tentatives faites en ce sens, Vibius Virius, lors de la dernière délibération du Sénat de la ville, arriva finalement à cette conclusion que le mieux était d'échapper par leurs propres mains au sort qui les attendait : ainsi les ennemis les tiendraient-ils en haute estime, et Hannibal comprendrait qu'il avait abandonné des amis ô combien fidèles... Il convia donc ceux qui l'approuvaient à un bon souper préparé chez lui, et, après avoir fait bonne chère, à boire ensemble ce qui leur serait présenté, breuvage qui délivrerait leurs corps des souffrances, leurs âmes des insultes, leurs yeux et leurs oreilles de tous ces vilains maux que les vaincus ont à endurer de la part de vainqueurs très cruels et outragés. « J'ai, dit-il, pris des dispositions pour qu'il y ait des gens prêts à nous jeter dans un bûcher devant ma porte quand nous aurons expiré. » [Tite-Live Annales ou Histoire romaine XXVI, 13-14-15]
45. Nombreux furent ceux qui approuvèrent cette noble résolution ; mais bien peu l'imitèrent. Vingt-sept sénateurs le suivirent, et après avoir tenté de noyer dans le vin la pénible pensée de ce qui allait suivre, terminèrent leur repas en prenant de ce plat mortel. Puis, s'embrassant les uns les autres, après avoir déploré ensemble le triste sort de leur pays, les uns se retirèrent chez eux, les autres demeurèrent avec Vibius pour être jetés dans le feu avec lui. Ils eurent tous une si longue agonie, le vin ayant empli leurs veines et retardé l'effet du poison, que certains faillirent, à une heure près, voir les ennemis entrer dans Capoue, qui fut prise le lendemain, et manquèrent de subir les misères qu'ils avaient si chèrement voulu fuir.
46. Taurea Jubellius, un autre citoyen de la ville, rencontrant le consul Fulvius qui revenait après avoir fait une honteuse boucherie des deux cent vingt-cinq sénateurs, l'interpella fièrement par son nom et lui dit : « Commande qu'on me massacre aussi après tant d'autres, afin que tu puisses te vanter d'avoir tué un homme bien plus vaillant que toi. » Et comme Fulvius le dédaignait, le prenant pour un fou, et aussi parce qu'il venait de recevoir des nouvelles53 de Rome, où l'on condamnait la sauvagerie de ses exécutions, et qui lui liaient les mains, Jubellius poursuivit ainsi : « Puisque ma patrie est envahie, que mes amis sont morts, que j'ai tué de ma main ma femme et mes enfants pour les soustraire à la désolation de ce désastre, et qu'il m'est impossible de mourir de la même façon que mes concitoyens, demandons à la vertu de me délivrer de cette vie odieuse. » Et tirant un glaive qu'il tenait caché, il s'en transperça la poitrine et tomba à la renverse aux pieds du consul.
47. Alors qu'Alexandre assiégeait une ville des Indes, ceux qui s'y trouvaient se voyant condamnés, [Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand IX, 4] prirent la courageuse résolution de le priver du plaisir de cette victoire, et malgré l'humanité qu'on lui prêtait, préférèrent se faire brûler tous ensemble en même temps que leur ville. Voilà bien une guerre d'un type nouveau : les ennemis combattaient pour les sauver, et eux pour se perdre, et faisaient pour assurer leur mort tout ce que l'on fait d'ordinaire pour assurer sa vie.
48. Les habitants firent alors sur la place un grand tas de leurs biens et de leurs meubles, firent monter là-dessus femmes et enfants, entourèrent tout cela de bois et de matériaux faciles à enflammer, et ayant laissé sur place cinquante jeunes hommes pour exécuter ce qu'ils avaient résolu, tentèrent une sortie où, comme ils l'avaient souhaité, faute de pouvoir l'emporter ils se firent tous tuer. Les cinquante hommes restés au-dedans, après avoir massacré toute âme encore vivante trouvée de par la ville, et avoir mis le feu au bûcher, s'y jetèrent eux aussi, préférant mettre fin à leur noble liberté en devenant insensibles à jamais plutôt que d'endurer les souffrances et la honte. Ils montraient ainsi aux ennemis que si le sort l'avait voulu, ils auraient eu aussi bien le courage de leur ôter la victoire que celui de les en frustrer en faisant en sorte qu'elle soit hideuse et même mortelle, comme il en fut pour tous ceux qui, attirés par la lueur de l'or qui coulait dans ces flammes, s'en étaient trop approchés, et y périrent suffoqués et brûlés, car la foule qui s'y pressait était telle qu'ils ne pouvaient parvenir à s'écarter.
49. Les Abydéens54, serrés de près par Philippe [de Macédoine], se résolurent à faire de même. Mais ayant trop peu de temps pour cela, le roi ne supporta pas de voir cette exécution faite dans une telle précipitation, et après avoir saisi les trésors et les meubles qu'ils avaient disposés en divers endroits et qu'ils destinaient au feu ou à la destruction, retira ses soldats et leur accorda trois jours pour se tuer en bon ordre et tout à leur aise. Ce furent trois jours de sang et de meurtres, au-delà même de la cruauté que l'on eût attendue d'un ennemi, et personne n'en réchappa, à moins d'en avoir été matériellement empêché. Il y a une multitude d'exemples de décisions de cette sorte prises par le peuple, et qui semblent d'autant plus effroyables que l'effet en est plus universel. Elles le sont pourtant moins que des résolutions individuelles : ce que la raison ne pourrait faire en chacun, elle l'opère sur tous, car l'exaltation collective annihile le jugement individuel.
50. Du temps de Tibère, les condamnés en attente de leur exécution perdaient leurs biens et se voyaient privés de sépulture. Mais ceux qui l'anticipaient en se suicidant étaient enterrés, et pouvaient rédiger un testament.
51. Mais il arrive aussi que l'on désire mourir dans l'espoir d'un plus grand bien. « Je désire, dit saint Paul55, être détruit pour être avec Jésus-Christ. » Et aussi56 : « Qui me délivrera de ces liens ? » Cléombrotos Ambraciota ayant lu le « Phédon » de Platon, fut tellement séduit par la vie future que sans autre raison, il alla se précipiter dans la mer. On voit par là combien il est impropre d'appeler « désespoir » cette destruction volontaire à laquelle l'ardeur de l'espérance nous conduit souvent, et souvent aussi une tranquille et calme détermination fondée sur le jugement. Jacques du Chastel, évêque de Soissons, lors du voyage que Saint-Louis effectua outre-mer, voyant que le roi s'apprêtait à revenir en France avec toute l'armée, sans avoir vraiment réglé les questions religieuses, préféra57 s'en aller au Paradis ; et après avoir dit adieu à ses amis, s'élança seul contre l'armée ennemie, à la vue de tous, et fut mis en pièces.