52. Dans un royaume des terres nouvellement découvertes58, le jour d'une procession solennelle, quand l'idole adorée du peuple est promenée en public, sur un char d'une taille surprenante, on en voit qui se taillent des morceaux de leur chair pour les lui offrir, et certains même se prosternent au milieu de la place, se faisant rompre et écraser sous les roues pour acquérir, après leur mort, la vénération due à leur sainteté.
53. Dans le cas de cet évêque [dont parle Tacite59], mort les armes au poing, la noblesse l'emporte sur les sentiments, car l'ardeur du combat accaparait en partie ces derniers.
54. Certains états ont voulu édicter des règles pour décider si les morts volontaires étaient justifiées et opportunes — ou non. A Marseille on conservait aux frais de la cité, dans les temps anciens, du poison à base de ciguë, pour ceux qui voulaient hâter leur fin. Ils devaient d'abord faire approuver leur décision par les Six Cents, c'est-à-dire leur Sénat, car il n'était pas admis de porter la main sur soi autrement qu'avec l'accord d'un magistrat, et pour des causes jugées légitimes.
55. Cette loi existait aussi ailleurs. Sextus Pompée60, allant en Asie, passa par l'île de Zéa de Négrepont. Pendant qu'il s'y trouvait, il advint par hasard (comme nous l'apprit un de ses gens), qu'une femme de grand prestige, ayant rendu compte à ses concitoyens des raisons qui l'amenaient à vouloir mourir, pria Pompée d'assister à sa mort, pour la rendre plus honorable, ce qu'il fit. Et après avoir longtemps, mais en vain, employé l'éloquence dans laquelle pourtant il excellait, pour tenter de la persuader d'abandonner ce dessein, il accepta enfin qu'elle fît ce qu'elle désirait. Elle avait passé quatre vingt dix ans dans un état physique et moral très heureux ; mais ce jour-là, couchée sur son lit et mieux parée que de coutume, appuyée sur le coude, elle dit : « Que les dieux, et plutôt ceux que je laisse que ceux que je m'apprête à retrouver, te sachent gré, ô Pompée, de n'avoir pas dédaigné de me conseiller la vie et d'être le témoin de ma mort. Pour ma part, le destin m'ayant toujours montré un visage favorable, de peur que l'envie de trop vivre ne m'en fasse voir un contraire, je m'en vais, par une heureuse fin, donner congé aux restes de mon âme, en laissant de moi deux filles et une légion de petits enfants. »
56. Cela fait, ayant exhorté les siens en leur prêchant l'union et la paix, leur ayant partagé ses biens, et recommandé sa fille aînée aux dieux de la maison, elle prit d'une main sûre la coupe où se trouvait le poison, et ayant fait ses dévotions à Mercure, l'ayant prié de la conduire en un séjour heureux dans l'autre monde, elle avala brusquement le breuvage mortel. Puis elle informa l'assistance des progrès du poison, comment les diverses parties de son corps se sentaient saisies par le froid l'une après l'autre, jusqu'à ce que, ayant dit qu'il lui envahissait le cœur et les entrailles, elle appelât ses filles pour remplir leur dernier devoir et lui fermer les yeux.
57. Pline raconte que chez certain peuple hyperboréen, du fait de la douce température de l'air, les vies ne se terminent ordinairement que par la volonté des habitants eux-mêmes. Mais étant las et saouls de vivre, ils ont coutume, à un âge avancé, après avoir fait bonne chère, de se précipiter dans la mer du haut d'un certain rocher réservé à cet usage.
58. Une souffrance insupportable61, et une mort encore pire, me semblent les plus excusables incitations au suicide.
Chapitre 4
On verra ça demain !
1. C'est avec raison, me semble-t-il que je décerne la palme à Jacques Amyot, sur tous nos écrivains français. C'est d'abord à cause du naturel et de la pureté de sa langue, en quoi il surpasse tous les autres, pour la constance mise à un travail aussi long, et pour la profondeur de son savoir, qui lui a permis de révéler avec tant de bonheur un auteur si épineux et si ardu. Car on peut me dire ce que l'on veut : certes je n'entends rien au Grec, mais le sens est si bien ajusté et cohérent dans toute sa traduction, qu'il est évident qu'il a vraiment percé la pensée même de l'auteur, ou bien qu'une longue fréquentation lui a permis d'intégrer à son propre esprit l'essentiel de celui de Plutarque, au point qu'il ne puisse rien lui prêter qui vienne le démentir, ou qui puisse le contredire. Mais par-dessus tout, je lui sais gré d'avoir su faire le choix d'un livre aussi noble pour en faire présent à son pays si à propos62.
2. Nous autres, les ignorants, aurions été perdus si ce livre ne nous avait pas tirés du bourbier : grâce à lui nous osons à l'heure qu'il est parler et écrire ; les dames en donnent des leçons aux maîtres d'école ; bref : c'est notre bréviaire. Si cet excellent homme vit encore63, je lui suggère de faire de même avec le livre de Xénophon. C'est une tâche plus aisée, qui convient donc mieux au grand âge. Et puis, je ne sais trop pourquoi, il me semble que même s'il se sort très habilement des passages obscurs, son style est tout de même plus naturel quand il n'est pas contraint par la difficulté et qu'il suit son cours naturel.
3. J'en étais justement à ce passage où Plutarque dit64 en parlant de lui-même que Rusticus, assistant à l'une de ses conférences à Rome, y reçut un courrier65 de la part de l'Empereur, et attendit pour l'ouvrir que tout soit fini ; selon lui, l'assistance loua particulièrement de ce fait le sérieux du personnage. Et en effet Plutarque, en traitant la question de la curiosité et de cette passion avide et gourmande pour les « nouvelles » qui nous fait abandonner toute autre chose avec tant de précipitation et d'impatience pour parler à un nouveau venu, et perdre tout respect, toute attitude conforme aux convenances pour décacheter soudain, où que nous nous trouvions, les lettres que l'on nous apporte, a eu raison de louer le sérieux de Rusticus ; il aurait d'ailleurs pu y ajouter encore un éloge de sa civilité et de sa courtoisie pour n'avoir pas voulu interrompre le cours de sa propre allocution. Mais je ne suis pas sûr, à l'inverse, qu'on puisse lui faire des louanges pour sa sagesse ; car il pouvait bien se faire que recevoir à l'improviste une lettre66, et notamment d'un Empereur, sans la lire immédiatement, puisse avoir des conséquences préjudiciables.
4. Le défaut contraire à la curiosité, c'est la nonchalance, vers laquelle je penche bien sûr par tempérament ; j'ai vu des gens qui s'y abandonnaient au point que trois ou quatre jours après, on retrouvait dans leur poche les lettres qu'on leur avait envoyées, sans avoir été décachetées.
5. Je n'en ai jamais ouvertes ; non seulement celles que l'on m'avait confiées, mais même celles que le hasard m'avait fait tomber entre les mains. Et c'est pour moi un cas de conscience si mes yeux surprennent par mégarde, quand je suis auprès d'un haut personnage, quelque chose de la lettre67 importante qu'il lit. Personne ne fut jamais moins curieux que moi, et ne fureta moins dans les affaires d'autrui.
6. Du temps de nos pères, Monsieur de Boutières, parce qu'il soupait en bonne compagnie, faillit perdre Turin pour avoir remis à plus tard la lecture d'un avertissement concernant les trahisons qui s'échafaudaient contre cette ville, qu'il commandait. Et Plutarque lui-même m'a appris que Jules César eût été sauvé si, allant au Sénat le jour où il fut assassiné par les conjurés, il avait lu un document qu'on lui présenta. Il raconte aussi à propos d'Archias le Tyran de Thèbes, que le soir même où Pélopidas avait résolu de le tuer pour que son pays retrouve la liberté, il avait reçu de la part d'un autre Archias, Athénien celui-là, une lettre l'informant point par point de ce qui l'attendait ; mais ce courrier lui ayant été remis durant son déjeuner, il ne l'ouvrit pas de suite, disant ce mot qui depuis devint proverbial en Grèce : « On verra ça demain ! ».