7. Un homme sage peut, à mon avis, dans l'intérêt des autres, comme le fit Rusticus pour ne pas troubler maladroitement une assemblée, ou pour ne pas interrompre une affaire importante, remettre à plus tard la lecture des nouvelles qu'on lui apporte. Mais c'est une chose inexcusable, notamment s'il occupe des fonctions publiques, que de le faire dans son propre intérêt ou pour son plaisir, pour ne pas interrompre son déjeuner ou son sommeil, par exemple. A Rome, la place « consulaire » comme on l'appelait, était la plus honorable à table, car c'était celle qui était la plus dégagée et la plus commode d'accès pour ceux qui pouvaient survenir pour s'entretenir avec celui qui y était assis. Ce qui témoigne du fait que, pour être à table, ils n'en demeuraient pas moins attentifs à leurs affaires et à ce qui pouvait se produire.
8. Ceci étant dit, il est tout de même bien difficile, en ce qui concerne les actions humaines, de formuler raisonnablement une règle assez précise pour que le hasard n'y conserve pas ses droits.
Chapitre 5
Sur la conscience
1. Voyageant un jour avec mon frère le sieur68 de la Brousse, pendant nos guerres civiles, nous rencontrâmes un gentilhomme de belle mine, qui était du parti opposé au nôtre, ce que j'ignorais, car il se donnait une autre contenance. Et le pire, dans ces guerres, c'est que les cartes sont tellement mélangées que votre ennemi ne se distingue de vous d'aucune façon visible, ni dans son langage, ni dans son comportement, qu'il est formé sous les mêmes lois et qu'il a le même air et les mêmes mœurs que vous, et qu'il est donc fort malaisé d'éviter la confusion et le désordre. Et cela me faisait craindre de rencontrer nos propres troupes, en un lieu où je ne sois pas connu, et de me voir obligé de déclarer mon nom, et même de faire bien pire à l'occasion...
2. Comme cela m'était arrivé autrefois. Car par une méprise de cette sorte, j'avais perdu hommes et chevaux, et on m'y avait tué, entre autres, un page italien de bonne famille, que j'élevais avec soin. Et c'est ainsi que s'éteignit avec lui une si belle enfance, pleine de promesses. Mais pour en revenir à notre gentilhomme de rencontre, il manifestait une telle frayeur, et je le voyais tellement défaillir à chaque fois que nous rencontrions des hommes à cheval, ou que nous traversions des villes qui étaient du parti du roi, que je finis par deviner que c'était sa conscience qui le mettait dans cet état. Il semblait à ce pauvre homme qu'à travers son masque et malgré les croix de sa casaque, on pouvait lire jusque dans son cœur et percer ses secrètes intentions. Tant est merveilleux le travail de la conscience : elle nous amène à nous trahir, nous accuser et nous combattre ; et quand il n'est point à cela de témoin, elle en produit pourtant un contre nous : nous-mêmes.
Elle nous frappe comme un bourreau d'un invisible fouet.
[Juvénal Satires XIII, v. 195]
3. Les enfants se racontent cette histoire : Bessos, un Péonien, à qui l'on reprochait d'avoir de gaieté de cœur abattu un nid de moineaux et de les avoir tués, disait qu'il avait eu raison, parce que ces oisillons ne cessaient de l'accuser faussement du meurtre de son père. Ce parricide était jusque-là demeuré occulte et inconnu ; mais les furies vengeresses de la conscience le firent révéler par celui-là même qui aurait dû en subir la punition.
4. Hésiode corrige69 ainsi le mot de Platon selon lequel la peine suit de peu la faute, en disant qu'elle naît au même moment que la faute, en même temps que le péché est commis. Quiconque attend la punition la subit, et quiconque l'a méritée l'attend. La méchanceté se retourne contre elle :
Un mauvais dessein est surtout mauvais pour son auteur.
[Aulu-Gelle Nuits attiques 5]
Comme la guêpe, qui pique et blesse autrui, mais plus encore elle-même, car elle y perd son aiguillon et sa force, à jamais !
Elles laissent leur vie dans la blessure qu'elles font.
[Virgile Géorgiques IV, v. 238]
5. Les cantharides70 trouvent en elles-mêmes le contrepoison pour leur propre poison, par une opposition naturelle. De même, à mesure que nous prenons du plaisir au vice, un déplaisir contraire s'installe en notre conscience, qui vient nous tourmenter par des idées pénibles, que nous soyons éveillés ou en train de dormir.
Car bien des coupables se sont accusés eux-mêmes
Durant leur sommeil, ou dans le délire de la fièvre,
Et ont ainsi révélé des fautes
Qui jusqu'alors étaient restées cachées.
[Lucrèce De la Nature V, 1157]
6. Apollodore rêvait qu'il était écorché vif par des Scythes, qui le faisaient ensuite bouillir dans une marmite, et que son cœur lui murmurait : « Je suis la cause de tous tes maux. » Aucune cachette ne peut être utile aux méchants, disait Épicure, car ils ne peuvent jamais être sûrs d'être dissimulés : leur conscience les dévoile à eux-mêmes71.
C'est la première punition du coupable,
De ne pouvoir être absous par son propre tribunal.
[Juvénal Satires XIII, v. 2]
Si elle nous remplit de crainte, la conscience nous remplit aussi d'assurance et de confiance en nous. Et je puis bien dire que j'ai marché, dans plusieurs situations périlleuses, d'un pas bien plus ferme parce que j'étais intimement convaincu de ce que je voulais, et de l'innocence de mes desseins.
Selon le jugement qu'il porte sur lui-même,
Notre cœur est rempli d'espérance ou de crainte.
[Ovide Fastes I, 485-486]
Il en est mille exemples ; il me suffira d'en donner trois concernant le même personnage.
7. Scipion, accusé un jour devant le peuple romain pour des faits graves, au lieu de s'excuser ou de flatter ses juges, leur déclara : « C'est bien à vous de vouloir décider de la tête de celui à qui vous devez cette autorité de juger de tout. » Et une autre fois, pour toute réponse aux accusations portées contre lui par un Tribun du peuple, et au lieu de plaider sa cause, il dit : « Allons, mes chers concitoyens, rendre grâces aux dieux pour la victoire qu'ils me donnèrent contre les Carthaginois un jour semblable à celui-ci. » Et comme il se mettait en route vers le temple, voilà que toute l'assemblée, et son acusateur lui-même, le suivent72.
8. Caton avait incité Petilius à demander des comptes à propos de l'argent dépensé dans la province d'Antioche. Scipion, venu au Sénat pour cela, montra le livre de comptes qu'il avait sous sa toge, et déclara que ce livre contenait exactement les recettes et les dépenses ; mais comme on lui demandait de le déposer au greffe, il refusa, disant que ce serait une honte pour lui : et de ses propres mains, devant tout le Sénat, il le déchira et le mit en pièces.
9. Je ne crois pas qu'une âme, même bien endurcie73, aurait pu montrer faussement une telle assurance. Il avait le cœur naturellement trop grand et il était habitué à un destin trop élevé, dit Tite-Live, pour pouvoir être criminel et s'abaisser à défendre son innocence. [Tite-Live, Annales ou Histoire romaine XXXVIII, 52]