2. Sauf s'il s'agit d'ordre, de modération, de fermeté, j'estime que tout est à la portée d'un homme peu doué et plein de défauts. C'est pourquoi, disent les sages, pour juger correctement un homme, il faut principalement examiner ses actions courantes, le surprendre dans ses actes quotidiens.
3. Pyrrhon, qui bâtit sur l'ignorance un savoir si curieux, essaya comme tous les autres philosophes véritables, de mettre en accord sa vie et sa doctrine. Et parce qu'il soutenait que la faiblesse du jugement humain est si extrême qu'il ne peut ni prendre parti ni pencher d'un côté, et qu'il voulait donc maintenir le sien en suspens, et perpétuellement en balance, considérant toutes choses comme indifférentes, on dit qu'il se tenait toujours de la même façon, et montrait toujours le même visage. S'il avait entamé un exposé, il allait jusqu'au bout, même si celui à qui il s'adressait était parti. S'il voyageait, il ne se laissait pas dévier de son chemin par quoi que ce soit, et c'étaient ses amis qui devaient lui éviter de tomber dans les précipices, d'être heurté par des charrettes, ou autres accidents. Car craindre ou éviter quelque chose eût été heurter ses convictions qui excluaient toute possibilité de choix et de certitude. Il lui arriva d'être incisé et cautérisé, et de montrer alors une telle fermeté qu'on ne lui vit même pas ciller les yeux.
4. C'est déjà quelque chose d'amener l'âme jusqu'à ces idées-là ; c'est mieux d'y adjoindre des actes, et ce n'est toutefois pas impossible. Mais les associer avec une telle persévérance et une telle constance, au point de faire reposer son comportement ordinaire sur des positions aussi éloignées de l'usage commun, voilà qui semble assez incroyable. Et voilà pourquoi, quand on le rencontra chez lui en train de se quereller vertement avec sa sœur, et qu'on lui reprocha alors de faillir en cela à son principe d'indifférence, il répondit : « Quoi ? Faudrait-il aussi que cette bonne femme serve de témoignage pour mes principes ? » Et une autre fois, comme on l'avait vu se défendre contre un chien : « Il est très difficile de se dépouiller totalement de l'homme qui est en soi ; il faut s'efforcer de combattre les choses, d'abord par des actes, mais aussi par la raison et les arguments. »
5. Il y a environ sept ou huit ans, à deux lieues d'ici, habitait un villageois, qui est toujours en vie, et qui en avait par-dessus la tête de la jalousie de sa femme. Un jour qu'il revenait du travail, et que sa femme l'accueillait avec ses criailleries coutumières, il entra dans une telle fureur qu'il se moissonna sur le champ, avec la serpe qu'il tenait encore dans les mains, les parties qui la mettaient dans cet état et les lui jeta au nez. On raconte aussi qu'un jeune gentilhomme de chez nous, amoureux et gaillard, ayant réussi à attendrir le cœur d'une belle maîtresse à force de persévérance, et désespéré de se trouver mou et défaillant au moment de l'attaque, puisque
Chose indigne d'un homme,
Son membre n'exhibait qu'une tête sénile652.
Il revint chez lui, s'en sépara, et envoya cette sanglante victime pour l'expiation de son offense. Si c'eût été par réflexion et par religion, comme chez les prêtres de Cybèle, que ne dirions-nous pas d'une si noble action ?
6. Il y a quelques jours, à Bergerac, à cinq lieues de chez moi, en remontant la Dordogne, une femme qui avait été tourmentée et battue la veille au soir par son mari, chagrin et désagréable de nature, décida d'échapper à ses mauvais traitements au prix de sa vie ; s'étant alors entretenue à son lever comme de coutume avec ses voisines, elle leur glissa quelques mots de recommandation pour ses affaires, prit une de ses sœurs par la main, l'emmena avec elle au pont, et après avoir pris congé d'elle, se précipita dans la rivière où elle se noya. Ce qu'il y a de plus à noter dans ce cas, c'est qu'elle avait passé la nuit entière à mettre au point son projet.
7. C'est bien autre chose avec les femmes des Indes : selon la coutume de ce pays, les hommes ont plusieurs femmes, et celle qui est la favorite doit se tuer après la mort de son mari ; pour chacune de ces femmes, le but de toute une vie est de gagner cet avantage sur ses compagnes, et les bons offices qu'elles rendent à leur mari ne visent pas d'autre récompense que celle d'être la préférée pour l'accompagner dans la mort.
Dès que la torche tombe sur le lit funèbre,
Voilà la foule pieuse des épouses,
Et commence la lutte pour savoir qui, vivante,
Suivra l'époux : c'est une honte de n'être pas choisie.
Celles qui l'emportent offrent leur sein aux flammes
Et collent leurs lèvres brûlantes sur celles de leur époux.
[Properce Elégies amoureuses - Cynthia III, XIII, 17]
8. De nos jours, quelqu'un a écrit avoir vu encore en usage, chez ces peuples orientaux, la coutume qui veut que ce ne soient pas seulement les femmes qui s'enterrent après leurs maris, mais aussi les esclaves favorites de ces derniers. Et cela se passe ainsi : le mari étant trépassé, la veuve peut, si elle le veut (mais bien peu le veulent) demander deux ou trois mois de délai pour mettre en ordre ses affaires. Le jour venu, elle monte à cheval, parée comme pour des noces, et dit gaiement qu'elle s'en va dormir avec son époux, tenant dans la main gauche un miroir, dans l'autre une flèche. S'étant ainsi promenée en grande pompe, accompagnée de ses amis, de ses parents, et d'une grande foule en fête, elle arrive bientôt à l'endroit public destiné à de tels spectacles.
9. C'est une grande place au milieu de laquelle il y a une fosse pleine de bois et tout près d'elle, un endroit surélevé auquel on accède par quatre ou cinq marches, sur lequel elle est conduite et où on lui sert un magnifique repas. Après quoi elle se met à chanter et à danser, et ordonne, quand elle le veut, qu'on allume le feu. Alors elle descend et prenant par la main le plus proche des parents de son mari, ils vont ensemble à la rivière voisine, où elle se met toute nue, distribuant ses bijoux et ses vêtements à ses amis, avant de se plonger dans l'eau comme pour se laver de ses péchés. Sortant de là, elle s'enveloppe d'un drap jaune de quatorze brasses de long, et donnant de nouveau la main à ce parent de son mari, elle s'en revient sur le terre-plein, d'où elle s'adresse au peuple, et lui recommande ses enfants, si elle en a. Entre la fosse et le terre-plein, on tire souvent un rideau, pour dissimuler à la vue cette fournaise ardente ; mais certaines s'y opposent, pour faire montre de plus de courage. Quand elle a fini de parler, une femme lui présente un vase plein d'huile dont elle s'enduit la tête et le corps, qu'elle jette ensuite dans le feu, et aussitôt, s'y précipite elle-même. Alors le peuple jette sur elle quantité de bûches pour lui éviter une mort trop lente, et sa joie se change en deuil et en tristesse.