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4. Nous-mêmes, pour bien faire, nous ne devrions jamais porter la main sur nos serviteurs tant que nous sommes en colère. Aussi longtemps que nous sentons battre notre pouls, et que l'émotion nous étreint, remettons cela à plus tard : les choses nous apparaîtront sous un jour bien différent quand nous serons calmés et de sang-froid. Car à ce moment, c'est la passion qui commande, c'est la passion qui parle en nous, ce n'est pas nous. Au travers d'elle, les fautes nous apparaissent plus grandes, comme les corps à travers un brouillard. Celui qui a faim prend des aliments, mais celui qui veut se servir du châtiment ne doit en avoir ni faim ni soif. D'ailleurs, les châtiments qui se font avec pondération et discernement sont bien mieux acceptés, et avec plus d'effet, par celui qui les subit. A l'inverse, il ne pense pas avoir été justement condamné quand il l'a été par un homme en colère et furieux ; il allègue, pour se justifier, le comportement extravagant de son maître, son visage enflammé, les promesses inhabituelles, son agitation et sa précipitation incontrôlées.

Son visage est tuméfié par la colère,

Ses veines gonflées de sang noir,

Ses yeux étincellent d'un feu plus ardent

Que celui de la Gorgone.

[Juvénal Satires XIV, 70]

 

5. Suétone raconte que ce qui servit le plus la cause de Caius Rabirius665 auprès du peuple auquel il avait fait appel pour le défendre, quand il fut accusé par César, ce furent l'animosité et la dureté avec lesquelles César avait formulé cette accusation.

6. Dire et faire sont deux choses différentes : il faut considérer d'un côté le sermon, de l'autre le prêcheur. Ils ont eu beau faire, ceux qui, à notre époque, ont essayé de contester la vérité de notre Eglise en utilisant les vices de ses ministres : ses preuves viennent d'ailleurs, et c'est là une piètre façon d'argumenter, qui ne fait que semer la confusion. Un homme de bonne moralité peut avoir des opinions fausses ; un homme peu recommandable peut prêcher la vérité, et même s'il n'y croit pas. C'est certainement une belle harmonie quand le faire et le dire vont ensemble, et je ne peux nier que les paroles ont plus d'autorité et sont plus efficaces quand elles sont suivies par des actes. Comme le disait Eudamidas entendant un philosophe discourir sur la guerre : « Ces propos sont beaux, mais on ne peut croire celui qui les prononce, car ses oreilles ne sont pas habituées au son de la trompette. » [Plutarque, Œuvres mêlées Dicts des Lacéd. f° 216 F] De même pour Cléomène qui, entendant un rhétoricien tenir une harangue pour glorifier la vaillance, se mit à rire. Et comme l'autre en était scandalisé, il lui dit : « J'en ferais de même si c'était une hirondelle qui avait parlé ; mais si c'était un aigle, je l'aurais volontiers écouté. » [Plutarque, Œuvres mêlées Dicts des Lacéd. f° 218 C-D]

7. Il me semble apercevoir, dans les écrits des Anciens, que celui qui dit ce qu'il pense le fait avec bien plus de force que celui qui prend la pose. Ecoutez Cicéron parler de l'amour de la liberté, et écoutez Brutus en parler : ce que ce dernier a écrit a une résonance qui nous montre qu'il était homme à la payer du prix de sa vie. Cicéron, père de l'éloquence, traite du mépris de la mort ; Sénèque en traite aussi : le premier traîne languissant, et vous sentez bien qu'il veut vous convaincre de choses dont il n'est pas convaincu lui-même. L'autre vous anime et vous enflamme. Je ne lis jamais un auteur, et surtout ceux qui traitent des vertus et des actes, sans chercher avec une certaine curiosité à savoir qui il a été.

8. Les Éphores, à Sparte, voyant qu'un homme aux mœurs dissolues allait donner au peuple un avis utile, lui ordonnèrent de se taire, et prièrent un honnête homme de s'en attribuer l'idée et de donner cet avis à sa place666.

9. Plutarque se révèle bien dans ses écrits si on les savoure comme il faut, et je pense donc le connaître jusqu'au fond de l'âme. Je voudrais pourtant que nous eussions quelques traces concernant sa vie, et si je fais maintenant cette digression, c'est pour dire combien je sais gré à Aulu-Gelle [Aulu-Gelle Nuits attiques I, 26] de nous avoir laissé par écrit ce récit concernant ses mœurs, et qui a tout de même trait à mon sujet qui est la colère. Un de ses esclaves, homme mauvais et vicieux, mais dont les oreilles avaient été remplies de philosophie, avait commis une faute. Plutarque ayant commandé qu'on le fît dévêtir et fouetter, il commença par protester qu'il n'avait rien fait, et que c'était injuste. Mais il se mit ensuite à crier et à injurier son maître à bon escient, lui reprochant de ne pas être philosophe comme il le prétendait, parce qu'il lui avait souvent entendu dire qu'il était laid de se mettre en colère, qu'il avait même écrit un livre là dessus, et que maintenant, en proie à la colère, il le faisait battre, ce qui démentait entièrement ses écrits. A cela Plutarque répondit, très calmement et très froidement : « Comment peux-tu juger, rustre que tu es, que je sois courroucé ? Mon visage, ma voix, mon teint, mes paroles te donnent-ils une preuve quelconque du fait que je sois hors de moi ? Je ne pense pas avoir les yeux exorbités, ni le visage crispé. Je ne pousse pas de cris effroyables. Est-ce que je rougis ? Est-ce que j'écume ? Est-ce que je laisse échapper des choses dont je pourrais avoir à me repentir ? Est-ce que je tressaute, est-ce que je frémis de courroux ? Car ce sont là, je dois te le dire, les véritables signes de la colère... » Et s'adressant alors à celui qui maniait le fouet : « Continuez votre besogne pendant que nous discutons, lui et moi », dit il. Voilà l'histoire.

10. Archytas le Tarentin, revenant d'une guerre dans laquelle il avait servi comme capitaine-général, trouva sa maison bien en désordre, et ses terres en friche, à cause de la mauvaise gestion de son intendant. L'ayant fait appeler, il lui dit : « Va-t'en ! Si je n'étais pas en colère, je t'aurais étrillé de belle façon ! » Platon de même, s'étant emporté contre un de ses esclaves, confia à Speusippe le soin de le punir, s'excusant de ne pouvoir le faire lui-même parce qu'il était en colère. Et le Lacédémonien Charillus dit à un Ilote667 qui se comportait de façon trop insolente et trop impudente envers lui : « Par les dieux ! Si je n'étais pas courroucé, je te ferais mourir sur le champ. » [Plutarque Œuvres mêlées XIV f° 6 D]

11. La colère est une passion qui se plaît en elle-même, qui se flatte elle-même. Que de fois, nous étant échauffés pour de mauvaises raisons, si l'on vient nous présenter quelque solide défense ou excuse, nous sommes-nous irrités contre la vérité elle-même et contre l'innocence ! J'ai retenu à ce propos un merveilleux exemple tiré de l'Antiquité. Pison, personnage par ailleurs réputé pour sa vertu, s'était un jour mis en rage contre un de ses soldats. Celui-ci était revenu seul de la corvée de fourrage, et comme il n'avait pu lui rendre compte de l'endroit où se trouvait son compagnon, Pison avait considéré comme avéré qu'il l'avait tué, et l'avait immédiatement condamné à mort. Comme ce soldat était déjà près du gibet, voilà qu'arrive son compagnon qu'il avait perdu. Toute l'armée lui fit fête, et après forces caresses et accolades entre les deux compagnons, le bourreau conduit l'un et l'autre devant Pison, tout le monde s'attendant évidemment à ce que ce soit pour lui-même un grand plaisir. Mais ce fut tout le contraire ! Car sous l'effet du dépit et de la honte, sa colère qui n'était pas encore retombée, redoubla, et son emportement lui fournit soudain un subtil raisonnement pour faire d'un innocent trois coupables qu'il fit exécuter tous les trois : le premier soldat, parce qu'il avait été condamné ; le second, celui qui s'était égaré, parce qu'il était la cause de la mort de son compagnon ; et le troisième, le bourreau, pour n'avoir pas obéi aux ordres qui lui avaient été donnés !