12. Ceux qui ont eu affaire à des femmes têtues peuvent avoir éprouvé dans quelle rage on les jette quand on oppose à leur agitation le silence et la froideur, et qu'on ne daigne pas alimenter leur courroux. L'orateur Celius668 était d'une nature extrêmement coléreuse. Comme il dînait en compagnie de quelqu'un dont la conversation était douce et suave, et qui pour ne pas le mécontenter, prenait le parti d'approuver tout ce qu'il disait et d'abonder dans son sens, il ne put supporter que sa mauvaise humeur se trouvât sans aliment, et lui dit : « Contredis-moi sur quelque chose, au nom des dieux ! Afin que nous soyons deux ! » [Sénèque Dialogues I, 16] De même, ces femmes têtues ne se mettent en colère que pour que l'on se mette en colère aussi contre elles, en retour, à l'imitation des lois de l'amour. Comme quelqu'un l'empêchait de parler en l'injuriant vertement, Phocion ne fit rien d'autre que se taire et laisser à l'autre tout loisir d'épuiser sa colère. Cela fait, il reprit son propos à l'endroit où il l'avait laissé, sans faire aucune allusion à l'incident. Il n'est aucune réplique qui soit aussi cinglante qu'un tel mépris.
13. C'est toujours un défaut que d'être coléreux, mais il est plus excusable pour un militaire, car dans ce métier il y a certes des moments où l'on ne saurait être autrement. Je dis souvent de l'homme le plus coléreux de France que c'est l'homme le plus patient que je connaisse pour brider sa colère : elle l'agite avec une telle violence, une telle fureur,
Quand le bois enflammé gronde sous le vase de bronze
L'eau bouillonne et l'écume en fureur fume et bondit
Déborde et ne se retient plus :
Une épaisse vapeur s'élève dans les airs.
[Virgile Énéide VII, 462-466]
qu'il lui faut cruellement se contraindre pour la modérer. Et quant à moi, je ne connais pas de passion pour laquelle je puisse faire un tel effort afin de la cacher et lui résister. Je ne voudrais pas mettre la sagesse à un si haut prix. Je ne regarde pas tant ce qu'on fait que ce qu'il en coûte de ne pas faire pire.
14. Quelqu'un d'autre se vantait auprès de moi de la modération et de la douceur de sa conduite, qui sont, c'est vrai, exceptionnelles. Je lui ai dit que c'est une bonne chose, notamment pour ceux qui, comme lui, sont des personnages éminents et sur lesquels se portent tous les regards, de se montrer ainsi toujours bien calme ; mais je lui ai dit aussi que le plus important était encore de l'être pour soi-même, à l'intérieur, et que ce n'était pas, à mon avis, bien se conduire que de se ronger intérieurement, ce que je craignais qu'il fît, pour maintenir ce masque, cette apparence modérée extérieurement.
15. On fait sienne la colère en la cachant. Comme le dit Diogène à Démosthène, qui de peur d'être aperçu dans une taverne, se cachait au fond : « plus tu recules, plus tu y entres. » Je pense qu'il vaut mieux donner un soufflet à son valet un peu à contretemps plutôt que de brider ses tendances profondes pour donner l'apparence d'une sage contenance. Et j'aimerais mieux découvrir mes passions plutôt que de les cacher à mes dépens, car elles s'atténuent en prenant l'air et en se manifestant. Il vaut mieux que leur pointe soit tournée vers l'extérieur plutôt que de la recourber contre nous. « Les défauts apparents sont les moins graves ; ils sont pernicieux quand ils se dissimulent sous l'apparence de la santé669. » [Sénèque Épitres, ou Lettres à Lucilius LVI]
16. Je donne ce conseil à ceux de ma famille qui ont le droit et le pouvoir de se mettre en colère : premièrement, qu'ils l'économisent, et ne la gaspillent pas à tout bout de champ, car cela en contrarie la portée et l'effet. La criaillerie ordinaire et incontrôlée devient une habitude, et de ce fait, chacun s'en moque. Celle dont vous faites preuve contre un serviteur qui vous a volé est sans effet, parce que c'est celle qu'il vous a vu cent fois employer contre lui, pour avoir mal rincé un verre ou mal placé un escabeau. Deuxièmement : qu'ils ne s'irritent pas pour rien, et veillent à ce que leur réprimande parvienne bien à celui dont ils ont à se plaindre. Car bien souvent ils crient avant même que celui-ci soit présent, et continuent à crier un siècle après qu'il est parti !
L'égarement se retourne contre lui-même.
[Claudien Oeuvres : contre Eutrope I, v. 237]
Ils s'en prennent à une ombre, et soufflent cette tempête là où personne ne s'en trouve ni châtié ni même concerné, sauf celui qui subit le tintamarre de leur voix — et qui n'en peut mais. Je condamne aussi ceux qui font les braves dans leurs querelles et se fâchent sans savoir à qui s'en prendre : il faut garder ces rodomontades pour les occasions où elles ont une portée.
Ainsi quand un taureau va combattre une première fois,
Il pousse d'effroyables mugissements,
Essaie ses cornes contre un arbre,
Flagelle l'air de ses coups, et prélude en grattant le sable.
[Virgile Énéide XII, 103]
17. Quand je me mets en colère, je le fais de la façon la plus vive, mais aussi le plus brièvement et secrètement que je le puis. Je m'abandonne à la hâte et à la violence, mais je n'en suis pas troublé au point d'aller en jetant autour de moi et sans discernement toutes sortes de paroles injurieuses, et cela ne m'empêche pas de placer comme il faut mes piques là où je pense qu'elles blessent le plus — car je n'use ordinairement que du langage pour cela. Mes valets s'en ressentent moins dans les cas graves que dans ceux qui sont bénins. Ces derniers me prennent par surprise, et le malheur fait que, dès que vous êtes lancé dans ce précipice — et peu importe ce qui vous a donné l'impulsion — vous allez toujours jusqu'au fond : la chute démarre, s'accélère, se hâte d'elle-même. Dans les affaires graves, par contre, ce qui me console, c'est qu'elles sont tellement fondées que chacun s'attend à en voir naître une colère justifiée : je me fais gloire, donc, de décevoir leur attente, je me raidis et me prépare à résister, car elles m'atteignent profondément, et m'emporteraient fort loin si je les suivais. Je m'en garde facilement, et je suis assez fort, si je m'y attends, pour repousser l'impulsion de cette passion, quelle que soit la violence de sa cause. Mais à l'inverse, dès l'instant où elle parvient à me saisir et s'emparer de moi, elle m'emporte, et cela quelle que soit la vanité de sa cause.
18. Je passe cette sorte de marché avec ceux qui peuvent entrer en contestation avec moi : « Quand vous me verrez échauffé le premier, laissez-moi aller, à tort ou à raison, et j'en ferai de même de mon côté. » La tempête n'est engendrée que par la concurrence des colères, qui se nourrissent volontiers l'une de l'autre, et ne naissent pas au même instant. Laissons chacune d'elles suivre son cours, et nous serons toujours en paix. Précepte utile, mais difficile à appliquer ! Il m'arrive parfois aussi, pour le bon ordre de ma maison, de faire le courroucé, sans que je le sois vraiment. À mesure que l'âge donne plus d'aigreur à mon caractère, je m'efforce de m'y opposer ; et je ferai en sorte, si je le puis, d'être dorénavant d'autant moins chagrin et difficile, que j'aurai plus d'excuse et de tendance à l'être. Et je suis pourtant déjà parmi ceux qui jusqu'ici l'ont été le moins.