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19. Encore un mot pour en terminer avec cela. Aristote dit que la colère sert parfois d'arme à la vertu et à la vaillance. C'est très vraisemblable. Et pourtant ceux qui pensent le contraire répondent plaisamment que c'est une arme d'un usage nouveau : car si nous agitons, en effet, les autres armes, celle-là nous agite ; notre main ne la guide pas, c'est elle qui guide notre main. Elle nous tient, et nous ne la tenons pas.

Chapitre 32

Défense de Sénèque et de Plutarque

1. La familiarité dans laquelle je suis avec ces personnages, l'aide qu'ils apportent à ma vieillesse et à mon livre, qui est entièrement maçonné de morceaux que je leur emprunte, me conduisent à défendre leur cause.

2. A propos de Sénèque, je dirai ceci : parmi le million670 de petits livres que ceux de la Religion prétendument réformée font circuler pour défendre leur cause, qui sortent parfois de bonnes mains qu'on aimerait voir employées à de meilleurs sujets, j'en ai vu autrefois un qui, pour développer et renforcer la similitude qu'il veut trouver entre le gouvernement de feu notre pauvre roi Charles IX avec celui de Néron, compare feu Monsieur le Cardinal de Lorraine avec Sénèque : leurs conduites, leurs caractères, leurs conditions, et leurs destins qui les ont amenés tous deux à conseiller leurs princes. Et en cela, à mon avis, il fait bien de l'honneur à ce seigneur Cardinal. Car même si je suis de ceux qui estiment grandement son esprit, son éloquence, son zèle envers la religion et le service de son roi, et sa chance d'être né à une époque où il était si nouveau, si rare et si nécessaire au bien public d'avoir un homme d'Eglise d'une telle noblesse et dignité, compétent et efficace dans sa charge, pour dire la vérité, je n'estime tout de même pas que sa qualité soit, à beaucoup près la même, ni sa vertu si nette, si entière et si ferme, que celle de Sénèque.

3. Et je dois dire que ce livre dont je parle, pour parvenir à son but, brosse de Sénèque un portrait très défavorable, empruntant les reproches qui lui sont faits à l'historien Dion671, dont je récuse absolument le témoignage. Cet auteur, en effet, varie dans ses jugements, qualifiant tantôt Sénèque de « très sage » et tantôt d'« ennemi mortel des vices de Néron », puis le décrivant ailleurs comme avare, usurier, ambitieux, mou, voluptueux, et comme quelqu'un qui se fait passer pour philosophe sans en avoir les qualités. Mais la vertu de Sénèque se montre si vive et si forte dans ses écrits, son opposition à ces allégations est si claire — comme à propos de celle qui concerne sa richesse et ses dépenses excessives – que je ne peux en croire là-dessus aucun témoignage contraire. Et d'ailleurs, il est bien plus raisonnable de croire en ces matières les historiens romains que les grecs et les étrangers. Or Tacite et les autres parlent de sa vie et de sa mort comme ayant été très honorables, et ils nous peignent le personnage comme remarquable et vertueux. Et il me suffira de faire un seul reproche au jugement de Dion, celui-ci, qui est imparable : il est si mal disposé envers les affaires romaines qu'il ose soutenir la cause de Jules César contre Pompée et celle d'Antoine contre Cicéron.

4. Venons-en maintenant à Plutarque. Jean Bodin672 est certes un bon auteur de notre époque, montrant beaucoup plus de jugement que la foule des écrivaillons qui sont ses contemporains, et il mérite qu'on porte sur lui un jugement, et qu'on l'examine avec soin. Je le trouve bien hardi en ce qui concerne le passage de sa Méthode de l'Histoire quand il accuse Plutarque, non seulement d'ignorance (ce sur quoi je l'aurais laissé dire, car je ne m'occupe pas de cela), mais aussi d'écrire des choses incroyables et complètement fabuleuses (ce sont ses mots). S'il s'était contenté de dire « les choses autrement qu'elles ne sont », ce n'eût pas été une grave critique, car ce que nous n'avons pas vu nous-mêmes, nous le reprenons des mains d'autrui et sur sa bonne foi. Je vois d'ailleurs que Plutarque raconte parfois la même histoire de diverses façons, par exemple quand il parle du jugement rendu par Hannibal sur les trois meilleurs capitaines qui ont jamais été : ce jugement est présenté d'une façon dans la vie de Flaminius, et d'une autre dans celle de Pyrrhus. Mais reprocher à Plutarque d'avoir pris pour argent comptant des choses incroyables et impossibles, c'est accuser d'une faute de jugement un des auteurs les plus qualifiés au monde.

5. Et voici l'exemple donné par Jean Bodin : « Comme quand Plutarque raconte qu'un enfant de Lacédémone se laissa déchirer tout le ventre par un renardeau qu'il avait dérobé, et tenait caché sous sa robe, préférant mourir plutôt que de révéler son larcin673. » Je trouve en premier lieu cet exemple mal choisi : il est bien difficile de mettre des limites aux facultés de l'âme, alors qu'il est bien plus facile de le faire s'agissant de la force physique, que nous pouvons aussi plus facilement constater. C'est pourquoi, en ce qui me concerne, j'aurais plutôt choisi un exemple de cette seconde sorte ; et il en est là de moins croyables encore, comme, entre autres, ce qu'il raconte à propos de Pyrrhus qui, tout blessé qu'il fût, donna un si grand coup d'épée à l'un de ses ennemis armé de pied en cap, qu'il le fendit en deux, du sommet du crâne jusqu'en bas, si bien que le corps se sépara en deux morceaux.

6. Je ne trouve pas grand-chose de miraculeux dans son exemple ; et je n'y admets pas l'excuse par laquelle il défend Plutarque, qui aurait, selon lui, ajouté ce « comme on dit » pour nous avertir d'avoir à tenir la bride à notre croyance. Car sauf dans le cas des choses que l'on accepte d'autorité et par respect pour leur ancienneté ou leur caractère religieux, il n'eût certainement pas voulu croire lui-même, ni nous donner à croire des choses par elles-mêmes incroyables. Ce n'est donc pas pour cela qu'il emploie ici cette expression : « comme on dit ». Il est facile de le voir puisque lui-même nous raconte ailleurs au sujet de l'endurance des Lacédémoniens, des exemples pris à son époque, et bien plus difficiles à faire croire, comme celui dont Cicéron a fait état aussi avant lui, pour s'être trouvé (à ce qu'il dit) sur les lieux lui-même : il s'agit de l'endurance des enfants que l'on mettait à l'épreuve, encore à son époque, devant l'autel de Diane, en les fouettant jusqu'à ce que leur sang coulât de partout, sans qu'ils proférassent le moindre cri ni même de gémissements, certains allant jusqu'à y laisser volontairement la vie. Il y a aussi ce que raconte Plutarque, après bien d'autres : lors d'un sacrifice, un charbon ardent étant tombé dans la manche d'un enfant lacédémonien tandis qu'il balançait l'encensoir, il se laissa brûler tout le bras jusqu'à ce que l'odeur de chair grillée parvienne aux narines des assistants.

7. Il n'y avait rien dans les traditions des Lacédémoniens dont dépendît plus leur réputation, ni dont ils eussent pu souffrir plus de blâme et de honte que d'être surpris à voler. Je suis tellement persuadé de la grandeur de ces hommes-là, que non seulement il ne me semble pas, à la différence de Bodin, que cette histoire soit incroyable, mais que je ne la trouve même pas si étrange ni extraordinaire. L'histoire de Sparte est pleine de tas d'exemples plus rudes et plus extraordinaires : à ce compte-là, elle tiendrait toute entière du miracle !

8. A propos du vol, Ammien Marcellin raconte que de son temps on n'avait encore jamais pu trouver aucun supplice capable de forcer les Égyptiens surpris en train de commettre un tel méfait — fort répandu chez eux — à dire même simplement leur nom.

9. Un paysan espagnol674 que l'on avait soumis à la question pour lui faire donner les noms de ses complices dans le meurtre du préteur Lucius Pison, criait à ses amis, au milieu des tortures, de ne pas bouger, qu'ils pouvaient rester près de lui en toute sécurité, que la douleur ne parviendrait pas à lui arracher le moindre aveu. On n'en put rien tirer d'autre le premier jour ; et le lendemain, comme on le ramenait pour recommencer à le torturer, s'arrachant brutalement des mains de ses gardiens, il se fracassa la tête contre un mur, et en mourut.