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10. Épicharsis avait tenu tête aux sbires de Néron, et avait fini par lasser leur cruauté en supportant leur feu, leurs coups, leurs engins de torture tout le jour durant sans avoir rien révélé de sa conjuration. Comme on la ramenait à la torture le lendemain, sur une chaise à porteurs, ses membres ayant été brisés, elle passa un lacet de sa robe dans l'un des bras de la chaise, y fit un nœud coulant dans lequel elle passa la tête, et s'étrangla ainsi sous son propre poids. Ayant le courage de mourir ainsi, et se dérobant à la répétition de ses tortures, ne semble-t-il pas qu'elle ait prêté sa vie consciemment aux épreuves du jour précédent pour mieux se moquer de ce tyran, et inciter d'autres gens à tenter contre lui de semblables entreprises ?

11. Celui qui interrogera nos archers à cheval sur les expériences qu'ils ont faites dans nos guerres civiles, trouvera qu'il y a eu dans notre misérable époque, et dans cette populace molle et plus efféminée encore que la foule égyptienne, des exemples d'endurance, d'obstination et d'opiniâtreté dignes d'être comparés à ceux de la vertu des gens de Sparte que nous venons de raconter. Je sais qu'il s'est trouvé de simples paysans pour se laisser griller la plante des pieds, écraser le bout des doigts avec le chien d'un pistolet, arracher tout sanglants les yeux hors de la tête à force d'avoir le front serré par une corde, avant même de se laisser seulement rançonner. J'en ai vu un, laissé pour mort tout nu dans un fossé, le cou tout meurtri et enflé, entouré d'un licou qui y pendait encore, avec lequel on l'avait tiré toute la nuit à la queue d'un cheval, et le corps percé de cent coups de dague qu'on lui avait donnés, non pour le faire mourir, mais pour le faire souffrir et le terroriser. Il avait subi tout cela jusqu'à y perdre l'usage de la parole et s'évanouir, résolu, à ce qu'il me dit, de mourir plutôt mille morts telle qu'il en avait supporté une véritable, en matière de souffrance, plutôt que de rien promettre. Et c'était pourtant l'un des plus riches laboureurs de tout le pays. Combien en a-t-on vu se laisser brûler et rôtir à petit feu pour des opinions qu'ils tenaient d'autrui, et qui leur étaient en fait étrangères ?

12. J'ai connu des centaines de femmes (car on dit qu'en Gascogne on a la tête plutôt dure...) auxquelles vous eussiez plutôt fait mordre dans un fer rouge que de les faire démordre d'une opinion conçue sous l'effet de la colère. La contrainte et les coups ne font que les exaspérer. Et celui qui a inventé l'histoire675 de la femme qui ne cessait d'appeler son mari « pouilleux » à cause de ses menaces, corrections et bastonnades, et qui, jetée à l'eau et étouffant, levait encore les mains au-dessus de sa tête pour faire le geste de tuer des poux, celui-là a inventé quelque chose dont on voit vraiment tous les jours la représentation dans l'opiniâtreté des femmes. Et l'opiniâtreté est sœur de la constance, au moins pour la vigueur et la fermeté.

13. Il ne faut pas juger de ce qui est possible et de ce qui ne l'est pas selon ce qui nous semble croyable ou incroyable — comme je l'ai dit ailleurs676. C'est une grave erreur dans laquelle tombent pourtant la plupart des gens que de ne pas vouloir croire que les autres puissent faire ce qu'eux-mêmes ne sauraient ou ne voudraient faire (mais je ne dis pas cela pour Bodin). Chacun pense qu'il est le meilleur exemplaire de la nature humaine : [il compare tous les autres à celui-là, et il considère comme feints et artificiels les comportements qui ne sont pas semblables aux siens. Quelle stupidité677 ! ]Il pense donc que c'est d'après lui qu'il faut régler tous les autres. Il considère comme feints et artificiels les comportements qui diffèrent des siens. Si on évoque devant lui une action ou une faculté qui relève d'un autre, la première chose sur laquelle il va se fonder pour en juger, c'est son propre exemple : il doit en aller dans le monde comme il en va chez lui. Quelle ânerie dangereuse et insupportable !

14. En ce qui me concerne, je pense que certains hommes sont très loin au-dessus de moi, et notamment parmi les Anciens. Et bien que je reconnaisse clairement mon impuissance à les suivre, même à mille pas678, je m'efforce pourtant de les observer de loin, et de juger des ressorts qui leur permettent d'être à ce niveau, ressorts dont je vois en moi comme les germes. Mais je fais la même chose pour les esprits les plus bas, dont je ne suis pas surpris, et que je ne refuse pas non plus de croire. Je vois bien la façon dont s'y prennent ces hommes-là679 pour s'élever, et j'admire leur grandeur ; ces élans, que je trouve très beaux, je les adopte pour moi-même, et si mes forces ne peuvent y parvenir, au moins mon jugement, lui, s'y attache-t-il volontiers.

15. L'autre exemple que donne Bodin à propos des choses incroyables et entièrement fabuleuses dites par Plutarque, c'est celui d'Agésilas puni d'une amende par les Éphores parce qu'il avait capté à son profit le cœur et la volonté des citoyens. Je ne vois pas quel indice de fausseté il y trouve ; mais ce qui est certain, c'est que Plutarque parle là de choses qui doivent lui être beaucoup mieux connues qu'à nous. Et ce n'était pas une nouveauté en Grèce de voir des hommes condamnés à l'exil pour avoir seulement été trop appréciés de leurs concitoyens : en témoignent les lois sur le bannissement à Athènes comme à Syracuse680.

16. On trouve encore dans ce passage une autre accusation de Bodin qui m'agace à propos de Plutarque : celle où il dit que Plutarque a bien comparé, et honnêtement, les Romains aux Romains, et les Grecs entre eux, mais non pas les Romains aux Grecs. Il en veut pour preuve l'association faite entre Démosthène et Cicéron, Caton et Aristide, Sylla et Lysander, Marcellus et Pélopidas, Pompée et Agésilas, estimant que dans ces couples il a favorisé les Grecs par cette disparité avec leurs compagnons. Mais c'est justement là attaquer ce que Plutarque a de plus remarquable et de louable, car dans ces comparaisons (qui constituent à mon avis la pièce maîtresse de ses œuvres, et en laquelle il s'est particulièrement complu), la fidélité et la sincérité de ses jugements n'ont d'égal que leur profondeur et leur poids. Plutarque est un philosophe qui nous enseigne la vertu. Voyons si nous pouvons le garantir contre ce reproche de partialité et de fausseté.

17. Je pense que ce qui a pu susciter le jugement de Bodin, c'est l'éclat et le lustre des noms romains que nous avons dans l'esprit ; il ne nous semble pas, en effet, que la gloire de Démosthène puisse égaler celle d'un consul, proconsul ou questeur de cette grande République. Mais si l'on considère la vérité des faits, et celle des hommes en eux-mêmes, ce à quoi Plutarque a visé en mettant en balance leurs conduites, leurs tempéraments, leurs connaissances, plutôt que leurs destins, alors je pense, à l'inverse de Bodin, que Cicéron et Caton l'Ancien sont inférieurs à ceux auxquels Plutarque les associe. À la place de Bodin, et dans sa perspective, j'eusse plutôt choisi de comparer Caton le Jeune à Phocion : entre ces deux-là, on donnerait plutôt l'avantage au Romain. S'agissant de Marcellus, Sylla et Pompée, je vois bien que leurs exploits guerriers sont plus grands, plus pompeux et plus glorieux que ceux des Grecs auxquels Plutarque les apparie ; mais les actions les plus vertueuses, à la guerre comme ailleurs, ne sont pas toujours celles qui sont les plus connues. Je vois souvent des noms de capitaines étouffés sous la splendeur d'autres noms, qui sont pourtant de moindre mérite. Ainsi de Labiénus, Ventidius, Telesinus et bien d'autres. Et si l'on prend les choses sous cet angle, si j'avais à défendre les Grecs, ne pourrais-je pas dire que Camillus est bien inférieur à Thémistocle, les Gracques à Agis et Cléomène, Numa à Lycurgue ? Mais c'est folie que de vouloir juger sur un seul trait des choses qui ont tant d'aspects différents.