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10. C'est une dangereuse invention que celle de la torture, et il semble bien que ce soit plus une épreuve d'endurance que de vérité. Celui qui peut la supporter cache la vérité tout autant que celui qui ne le peut pas. Pourquoi en effet la douleur me ferait-elle plutôt dire ce qui est que ce qui n'est pas ? Et à l'inverse, si celui qui est innocent de ce dont on l'accuse est assez fort pour supporter ces souffrances, pourquoi celui qui en est coupable ne le serait-il pas lui aussi, quand en échange ce qu'on lui propose est d'avoir la vie sauve ? Je pense que le fondement de cette invention réside dans la considération accordée à l'effort de la conscience. Car dans le cas du coupable, il se pourrait qu'elle l'affaiblisse, et s'ajoute à la torture pour lui faire confesser sa faute ; à l'inverse, elle fortifierait l'innocent contre ses tourments. Mais en vérité, c'est un moyen plein d'incertitude et de danger. Que ne dirait-on pas, que ne ferait-on pas pour échapper à des souffrances aussi horribles ?

La souffrance oblige à mentir même les innocents.

[Publius Syrus Sentences]

 

11. Il arrive donc que le juge, qui a soumis un homme à la « question » pour ne pas le faire mourir s'il est innocent, le fait finalement mourir et innocent... et torturé. Il en est tant qui se sont accusés eux-mêmes en faisant de fausses confessions ! Et parmi eux je citerai Philotas, en voyant les circonstances du procès que lui fit Alexandre, et le déroulement de sa torture.

12. On prétend que c'est la chose la moins mauvaise74 que la faiblesse humaine ait pu inventer... Bien inhumaine, pourtant, et inutile, à mon avis ! Plusieurs peuples, en cela moins « barbares » que les Grecs et les Romains, qui les appellent pourtant ainsi75, estiment qu'il est horrible et cruel de faire souffrir et démembrer un homme, dont la faute n'est pas avérée. Que peut-il contre cette ignorance ? N'êtes-vous pas injustes, sous prétexte de ne pas le tuer sans raison, de lui faire subir quelque chose de pire encore que la mort ? Et pour preuve qu'il en est bien ainsi, voyez comment bien des fois il préfère mourir sans raison que de passer par cette épreuve. Elle est plus pénible que le supplice final lui-même, et bien souvent, tellement insupportable, qu'elle le devance et même l'exécute.

13. Je ne sais d'où je tiens cette histoire76, mais elle reflète bien la conscience dont sait faire preuve notre justice. Devant le Général d'armée, grand justicier, une villageoise accusait un soldat d'avoir enlevé à ses jeunes enfants ce peu de bouillie qui lui restait pour les nourrir, l'armée ayant tout ravagé. Mais pas de preuves !... Le Général somma la femme de bien considérer ce qu'elle disait, car elle devrait répondre de son accusation si elle mentait. Mais comme elle persistait, il fit alors ouvrir le ventre du soldat pour connaître la vérité. Et la femme se trouva avoir raison. Voilà bien une condamnation instructive !...

Chapitre 6

Sur les exercices

1. Il est difficile pour le raisonnement et l'instruction, même si nous ajoutons foi à ce qu'ils nous disent, de nous conduire jusqu'à l'action, si nous n'exerçons77 pas notre âme, par des expériences, à prendre l'allure à laquelle nous voulons la faire aller ; sans ces expériences, quand le moment sera venu de la faire agir, elle se trouvera bien embarrassée. Voilà pourquoi ceux des philosophes qui ont cherché à atteindre la qualité la plus haute ne se sont pas contentés d'attendre tranquillement et à l'abri les difficultés du sort, de peur que celles-ci ne surviennent alors qu'ils seraient encore inexpérimentés et novices dans ce combat. Au contraire, ils ont pris les devants, et se sont lancés volontairement à l'épreuve des difficultés. Les uns ont abandonné leurs richesses pour s'entraîner à vivre dans une pauvreté volontaire. Les autres ont recherché le travail physique, une vie austère et pénible, pour s'endurcir contre les maux et mieux supporter la fatigue. D'autres encore se sont privés des parties du corps les plus précieuses, comme celles de la génération, ou les yeux78, de peur que leur usage trop agréable et trop doux ne vienne à relâcher et attendrir la fermeté de leur âme.

2. Mais à mourir, ce qui est la plus grande tâche que nous ayons à accomplir, les exercices pratiques ne sont d'aucun secours... On peut bien, par l'expérience et l'habitude, se fortifier contre les douleurs, la honte, la misère, et autres semblables accidents. Mais s'agissant de la mort, nous n'avons droit qu'à un seul essai. Et nous sommes tous des apprentis lorsque nous la rencontrons.

3. Il s'est trouvé, autrefois, des hommes qui savaient si bien économiser le temps qu'ils avaient à vivre qu'ils ont essayé de goûter et de savourer la mort elle-même ; et ils ont appliqué leur esprit à tenter de voir ce qu'était ce passage. Mais ils ne sont pas revenus nous en donner des nouvelles.

Nul ne se réveille quand l'a saisi Le froid repos de la mort.

[Lucrèce De la Nature III, 942-43]

 

4. Canius Julius, noble Romain, doué d'un courage et d'une fermeté extraordinaires, avait été condamné à mort par ce maraud de Caligula. Après avoir donné plusieurs fois déjà des preuves de sa résolution, et alors qu'il était sur le point d'être remis aux mains du bourreau, un philosophe de ses amis lui demanda : « Eh bien, Canius, en quelle disposition se trouve, en ce moment, votre âme ? Que fait-elle ? Et à quoi pensez-vous ? » « Je pensais » lui répondit-il, « ayant rassemblé mes forces, à me tenir prêt pour essayer de voir si, en cet instant de la mort, si court, si bref, je pourrais observer quelque déplacement de l'âme, et savoir si elle éprouvera quelque chose du fait de sa sortie ; et si j'apprends là-dessus quelque chose, je voudrais revenir ensuite, si je le puis, en avertir mes amis. » Voilà quelqu'un qui philosophait, non seulement jusqu'à la mort, mais pendant la mort même. Quelle belle assurance, quelle noblesse de cœur, de vouloir que sa mort lui serve de leçon, et d'être capable de penser à autre chose en une affaire si grave !

Il gardait cet empire sur son âme à l'heure de la mort.

[Lucain La guerre civile ou La Pharsale VIII, 636]

 

5. Il me semble pourtant qu'il existe un moyen de l'apprivoiser, et en quelque sorte, de l'essayer. Nous pouvons en faire l'expérience, sinon entière et parfaite, mais au moins telle qu'elle ne soit pas inutile, et qu'elle nous rende plus fort et plus sûr de nous. Si nous ne pouvons l'atteindre, nous pouvons l'approcher, nous pouvons la reconnaître ; et si nous ne parvenons pas jusqu'au cœur même de la place, nous en verrons au moins les avenues qui y conduisent.

6. Ce n'est pas sans raison qu'on nous fait observer notre sommeil : il a quelque ressemblance avec la mort. Comme nous passons facilement de la veille au sommeil ! Et comme nous perdons facilement conscience de la lumière et de nous-mêmes ! Le sommeil pourrait peut-être passer pour inutile et contre nature, puisqu'il nous prive de tout sentiment ; mais la nature nous apprend qu'elle nous a fait aussi bien pour mourir que pour vivre, et dès la naissance, elle nous donne la représentation de cet état dans lequel elle nous conservera éternellement après elle, pour nous y habituer, et nous en ôter la crainte.

7. Mais ceux dont le cœur a lâché à la suite d'un accident violent, et qui ont perdu connaissance, ceux-là, à mon avis, ont bien failli voir son véritable visage ; car en ce qui concerne le moment et l'endroit du passage lui-même, il y a peu de chances pour qu'il puisse causer quelque souffrance ou quelque ennui, car nous ne pouvons éprouver aucun sentiment en dehors de la durée79. Il nous faut du temps pour souffrir, et celui de la mort est si court, si précipité, qu'il nous est impossible de la ressentir... Ce sont ses « travaux d'approche » que nous avons à craindre, et de ceux-là nous pouvons acquérir l'expérience.