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18. Quand Plutarque compare ces hommes-là, il n'en fait pas pour autant des personnages équivalents. Qui mieux que lui et plus consciencieusement pourrait souligner leurs différences ? Quand il en vient à comparer les victoires, les faits d'armes, la puissance des armées conduites par Pompée et ses triomphes avec ceux d'Agésilas, il déclare : « Je ne crois pas que Xénophon lui-même, s'il était encore vivant, et bien qu'on lui ait permis d'écrire tout ce qu'il voulait à l'avantage d'Agésilas, eût osé le comparer à celui-là. » Parle-t-il de Lysander et de Sylla ? « Il n'y a, dit-il, aucune comparaison, ni pour le nombre des victoires, ni pour le risque des batailles, car Lysander n'a remporté que deux batailles navales... etc. »

19. Cela n'enlève rien aux Romains : pour les avoir simplement mis en face des Grecs, il ne peut leur avoir fait du tort, quelque disparité que l'on puisse constater entre eux. Et par ailleurs, Plutarque ne les met pas tout entiers en balance : il ne marque aucune préférence d'ensemble. Il rapproche tour à tour les faits et les circonstances, et les juge séparément. C'est pourquoi, si on voulait démontrer sa partialité, il faudrait examiner en détails quelque jugement particulier, ou bien déclarer que, de façon générale, il a mal apparié tel Grec et tel Romain, alors qu'il en existait d'autres qui se répondaient et se ressemblaient mieux, et donc convenaient mieux pour une comparaison.

Chapitre 33

L'histoire de Spurina681

1. La philosophie estime qu'elle n'a pas mal utilisé ses pouvoirs quand elle est parvenue à rendre à la raison la maîtrise de notre âme et l'autorité nécessaire pour tenir en bride nos désirs. Et ceux qui pensent qu'il n'y en a pas de plus violents que ceux que l'amour engendre font valoir qu'ils concernent à la fois le corps et l'âme, et que c'est l'homme entier qui en est possédé. À tel point que la santé elle-même en dépend, et que la médecine est parfois contrainte de leur servir de maquerelle.

2. Mais on pourrait aussi bien dire, au contraire, que le fait que le corps y participe les atténue, les affaiblit : car de tels désirs sont sujets à satiété, et peuvent trouver des remèdes matériels. Nombreux sont ceux qui, cherchant à délivrer leur âme des soucis continuels dans lesquels les plongeaient ces appétits, ont choisi de couper et retrancher les parties concernées et affectées. D'autres en ont atténué la vigueur et l'ardeur par de fréquentes applications de choses froides, comme de la neige ou du vinaigre. C'est à cela qu'étaient destinées les « haires » de nos aïeux : un tissu fait de crin de cheval, dont certains se faisaient des chemises et d'autres des ceintures destinées à leur meurtrir les reins.

3. Un prince me disait, il n'y a pas longtemps, que pendant sa jeunesse, un jour de fête solennelle à la cour du roi François Ier, où tout le monde était en grand apparat, il lui prit l'envie de revêtir la haire de son père, qui est encore chez lui ; mais quelle que fût sa dévotion, il n'eut pas le courage d'attendre la nuit pour s'en dépouiller, et il en fut longtemps malade. Il ajouta qu'à son avis, il n'y a pas de chaleur de jeunesse telle que l'usage de ce remède ne puisse calmer. Mais peut-être n'a-t-il pas connu les excitations juvéniles les plus cuisantes, car l'expérience montre qu'elles se maintiennent bien souvent sous les habits les plus rudes et misérables, et que les haires ne rendent pas forcément pauvres hères ceux qui les portent682.

4. Xénocrate s'y prit de façon plus rigoureuse683. Comme ses disciples, pour tester sa continence, avaient mis dans son lit la belle et fameuse courtisane Laïs, toute nue, sans rien d'autre que les armes de sa beauté et de ses délicieux appâts, qui sont ses philtres, et qu'il sentait bien que son corps, qui demeurait réticent à ses raisonnements et règlements, commençait à se mutiner, il brûla les membres qui avaient prêté l'oreille à cette rébellion.

5. Les passions qui résident entièrement dans l'âme, comme l'ambition, l'avarice, et les autres du même genre, donnent bien plus de mal à la raison, parce qu'elle ne peut compter dans ce cas que sur elle-même, et que ces appétits-là ne connaissent pas la satiété : ils sont plutôt aiguisés et augmentés par leur propre satisfaction.

6. Le seul exemple de Jules César peut suffire à montrer la disparité de ces deux sortes de passions, car jamais homme ne fut plus adonné aux plaisirs amoureux. Le soin méticuleux qu'il apportait à sa personne nous en donne la preuve : il allait jusqu'à utiliser pour cela les moyens les plus lascifs qui fussent alors en usage, comme de se faire épiler tout le corps, et l'enduire des parfums les plus rares. Il était bien fait de sa personne, le teint clair, grand et alerte, le visage plein, les yeux bruns et vifs, — s'il faut en croire Suétone684. Car les statues que l'on peut voir de lui à Rome ne sont pas entièrement conformes à ce portrait685.

7. En plus de ses épouses, dont il changea quatre fois, et sans compter ses amours d'enfance avec le roi de Bithynie, Nicomède, il eut le pucelage de cette reine d'Égypte si célèbre, Cléopatre, ce dont témoigne le petit Césarion686, qui naquit de cette union. Il fit aussi l'amour à Eunoé, reine de Mauritanie, et à Rome, à Posthumia, femme de Servius Sulpitius ; à Lollia, femme de Gabinius ; à Tertulla, femme de Crassus, et à Mutia elle-même, femme du grand Pompée. Ce fut d'ailleurs pour cela, disent les historiens romains, que son mari la répudia, ce que Plutarque confesse avoir ignoré. Et les Curion687, père et fils, reprochèrent toujours à Pompée, quand il épousa la fille de César, d'être le gendre d'un homme qui l'avait fait cocu, et que lui-même avait coutume d'appeler Egisthe688. En plus de toutes ces femmes, César eut encore comme maîtresse Servilia, sœur de Caton et mère de Marcus Brutus. Tout le monde pense que c'est de là que vient sa grande affection envers Brutus, celui-ci étant né à une époque où il était très probable qu'il fût de lui. J'ai donc bien raison, me semble-t-il, de le considérer comme un homme extrêmement débauché, et de tempérament très amoureux. Mais son autre passion, celle de l'ambition, dont il était aussi très atteint, et venant s'opposer à la première, prit rapidement sa place.

8. Me revient en mémoire à ce propos Mahomet II, celui qui soumit Constantinople689, et fut la cause de la disparition définitive du nom de « Grec » ; je ne connais pas d'autre cas dans lequel ces deux passions se trouvent autant en balance : ruffian et soldat, aussi infatigables l'un que l'autre. Mais au cours de sa vie, quand ces deux passions se sont trouvées en concurrence, l'ardeur guerrière a toujours pris le pas sur l'ardeur amoureuse ; et celle-ci, bien que ce fût en dehors de sa saison normale, ne regagna vraiment l'autorité souveraine que quand il se trouva, du fait de son âge avancé, incapable de supporter le fardeau de la guerre.

9. Ce qu'on raconte, en guise d'exemple contraire, de Ladislas690 roi de Naples, est assurément remarquable. On dit que, bon capitaine, courageux et ambitieux, il se fixait comme but principal la satisfaction de sa volupté et la jouissance de quelque rare beauté. Et sa mort fut conforme à cette ambition. Ayant réduit la ville de Florence, par un siège bien mené, à telle extrémité que ses habitants cherchaient à négocier sa victoire, il leur promit d'en être quittes, pourvu qu'ils lui livrassent une fille de leur ville dont il avait entendu parler comme d'une rare beauté. Force fut de la lui accorder, et de se préserver de la ruine publique par un dommage privé. C'était la fille d'un médecin fameux de son temps qui, se voyant acculé à une si odieuse nécessité, résolut de tenter une grande action. Comme tout le monde préparait sa fille d'ornements et de bijoux qui puissent la rendre agréable à ce nouvel amant, il lui donna de son côté un mouchoir exquis, tant par son odeur que par sa broderie, dont elle aurait à se servir lors de leurs premières approches, accessoire que n'oublient guère, en la circonstance, les femmes de ces pays-là. Et ce mouchoir, habilement empoisonné par ses soins, venant frotter ces chairs en émoi et ces pores grands ouverts, instilla si promptement son venin que leurs sueurs chaudes changées soudain en froides, ils expirèrent dans les bras l'un de l'autre. Mais je reviens à César.