10. Il ne laissa jamais ses plaisirs lui voler une seule minute ni le détourner d'un pas des occasions favorables qui se présentaient pour sa carrière. Cette passion-là régenta chez lui si complètement toutes les autres, et s'empara de son âme avec une telle autorité, qu'elle l'emmena où elle voulut. Certes, cela me déçoit : quand je considère la grandeur de ce personnage et ses remarquables qualités, ses connaissances en toutes sortes de domaines au point qu'il n'y a presque pas de sujet sur lequel il n'ait écrit. C'était un tel orateur que nombreux sont ceux qui ont préféré son éloquence à celle de Cicéron, et lui-même, à mon avis, estimait ne pas lui être inférieur en ce domaine. On peut même dire que ses deux Anti-Caton691 furent essentiellement écrits pour contrer le beau langage que Cicéron avait employé dans son propre Caton.
11. Et de fait, y eut-il jamais esprit si vigilant, si actif, si endurant au labeur que le sien ? Il était encore embelli par de nombreuses et précieuses vertus encore en germe, vives et naturelles, et non apprêtées. Il était remarquablement sobre, et si peu exigeant quant à sa nourriture qu'Oppius(692 raconte qu'un jour, comme on lui avait servi à table, dans une sauce, de l'huile destinée aux médicaments au lieu d'huile ordinaire, il en avait consommé copieusement pour ne pas faire honte à son hôte. Une autre fois, il fit fouetter son boulanger pour lui avoir servi un autre pain que celui de tout le monde. Caton lui-même avait coutume de dire de César que c'était le premier homme sobre qui eût conduit son pays à la ruine. Et si ce même Caton l'appela un jour « ivrogne », voilà dans quelles circonstances : ils étaient tous les deux au Sénat, où l'on débattait de la conjuration de Catilina, dans laquelle César était soupçonné d'avoir été impliqué ; quelqu'un vint de l'extérieur lui apporter un pli, en cachette, et Caton, pensant que ce pouvait être une information provenant des conjurés, le somma de lui donner ce pli, ce que César fut contraint de faire, pour éviter de renforcer les soupçons à son encontre. Or il se trouva que c'était une lettre d'amour que Servilia, sœur de Caton, lui avait écrite. Caton, l'ayant lue, la lui jeta en lui disant « Tiens, ivrogne ! ». Je dis que c'était là plutôt une marque de dédain et de colère qu'un véritable reproche à propos de ce vice, comme souvent nous injurions ceux qui nous fâchent avec les premières injures qui nous viennent à la bouche, bien qu'elles ne s'appliquent pas du tout à ceux à qui nous les adressons. Ajoutons toutefois que ce vice que Caton lui reproche est fort proche de celui pour lequel il venait de prendre César en flagrant délit, car Vénus et Bacchus s'entendent à merveille, à ce que dit le proverbe. Mais chez moi, Vénus est bien plus vive quand je suis sobre...
12. Les exemples de la douceur et de la clémence de César envers ceux qui lui avaient causé du tort sont innombrables, même en dehors de ceux qu'il donna pendant la guerre civile, et dont il montre bien, dans ses écrits, qu'il s'en servait pour amadouer ses ennemis et leur faire moins redouter sa victoire et sa domination future. Il faut dire que ces exemples-là, s'ils ne suffisent pas à prouver qu'il était d'un naturel très doux, nous montrent au moins chez lui une remarquable confiance en soi et un courage exceptionnel. Il lui est souvent arrivé de renvoyer à son ennemi des armées entières après les avoir vaincues, sans même les contraindre par serment, sinon à favoriser ses entreprises, du moins à s'abstenir de lui faire la guerre. Il a fait prisonniers trois ou quatre fois des lieutenants de Pompée, et les a remis en liberté autant de fois. Pompée déclarait que tous ceux qui ne l'accompagnaient pas à la guerre étaient ses ennemis ; lui, au contraire, fit proclamer qu'il tenait pour amis tous ceux qui ne bougeaient pas et ne prenaient pas les armes contre lui. À ceux de ses lieutenants qui le quittaient pour passer dans un autre camp, il renvoyait même leurs armes, leurs chevaux et leurs équipements. Les villes qu'il avait prises de force, il les laissait libres de suivre tel ou tel parti, à leur guise, ne leur laissant pour garnison que le souvenir de sa douceur et de sa clémence. Le jour de la grande bataille de Pharsale, il défendit de mettre la main sur les citoyens romains, sauf à la dernière extrémité.
13. Voilà des actes bien risqués, à mon avis. Et ce n'est pas étonnant si, dans les guerres civiles que nous subissons, ceux qui combattent, comme lui, l'état ancien de leur pays, ne suivent pas son exemple : ce sont des méthodes exceptionnelles, et seules la destinée de César et son admirable prévoyance pouvaient les mener à bien. Quand je considère l'incomparable grandeur de cette âme, j'excuse la victoire de n'avoir pu l'abandonner, même lorsqu'il s'est agi d'une cause injuste et détestable en tous points693.
14. Pour en revenir à sa clémence, nous en avons plusieurs exemples authentiques, alors qu'il exerçait sa suprématie, ayant tous les pouvoirs dans les mains, et qu'il n'avait aucunement besoin de feindre quoi que ce soit. Caius Memmius694 avait écrit contre lui des discours très cinglants, auxquels il avait vivement répondu. Ce qui ne l'empêcha nullement sitôt après de soutenir sa candidature au consulat. Caius Calvus, qui avait écrit à son encontre plusieurs épigrammes injurieux, fit appel à certains de ses amis pour se réconcilier avec lui ; et César se proposa alors de lui écrire le premier. Et comme notre cher Catulle, qui l'avait malmené si durement sous le nom de Mamurra695, était venu lui présenter ses excuses, il le fit dîner à sa table le soir même696. Ayant été averti de ce que certains disaient du mal de lui, il ne fit rien de plus que de déclarer dans un discours public qu'il en avait été averti. Il craignait encore moins ses ennemis qu'il ne les haïssait. D'autres conjurations et réunions organisées dans le but d'attenter à sa vie lui ayant été révélées, il se contenta de publier un édit indiquant qu'il en avait connaissance, sans même en poursuivre les auteurs. Voici un exemple des égards dont il fait preuve envers ses amis : Caius Oppius, qui voyageait avec lui, se trouvant mal, il lui attribua le seul logis qu'il y eût, et passa toute la nuit à la dure et à découvert. En ce qui concerne sa justice, on peut dire ceci : il fit mourir un de ses serviteurs, qu'il aimait pourtant beaucoup, pour avoir couché avec la femme d'un chevalier romain, bien que personne ne se soit plaint de la chose. Et jamais homme n'apporta plus de modération dans ses victoires, ni de résolution face à l'adversité.
15. Mais toutes ces belles dispositions furent dévoyées et étouffées par la passion furieuse de l'ambition, dans laquelle il se laissa tellement engloutir, qu'on peut aisément soutenir que c'est elle qui tenait le timon et le gouvernail de toutes ses actions. D'un homme généreux elle fit un voleur public, pour qu'il pût alimenter la profusion de ses largesses, et lui fit dire ce vilain mot, très injuste, que si les hommes les plus mauvais et les plus dépravés lui avaient été fidèles dans son ascension politique, il les aurait chéris et promus grâce à son pouvoir, autant que les meilleurs des honnêtes gens. Cette ambition l'enivra aussi d'une telle vanité qu'il osait se vanter en présence de ses concitoyens d'avoir fait de la République Romaine un simple nom, sans forme ni substance, et dire que ses avis devaient désormais servir de lois. Il osait recevoir assis le corps sénatorial venu le trouver, il acceptait d'être adoré, et qu'on lui rendît en sa présence des honneurs divins. En somme, ce seul vice, à mon avis, gâcha en lui la plus belle et la plus riche nature qu'il y eût jamais, et rendit sa mémoire abominable à tous les gens de bien, pour avoir cherché la gloire au prix de la ruine de son pays et de la destruction du plus puissant et du plus florissant État que le monde verra jamais.