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16. On pourrait fort bien, à l'inverse, trouver plusieurs exemples de grands personnages auxquels la volupté a fait oublier la conduite de leurs affaires : ainsi de Marc Antoine et de bien d'autres. Mais là où l'amour et l'ambition se trouvent à égalité dans la balance, et se heurtent avec des forces semblables, il ne fait aucun doute pour moi que celle-ci ne l'emporte.

17. Et pour en revenir à mon sujet, c'est déjà beaucoup de pouvoir brider nos appétits par le raisonnement, ou de contraindre nos membres, par la violence, à demeurer dans leur devoir. Mais quand il s'agit de nous fustiger nous-mêmes dans l'intérêt de nos voisins, de faire plus que de nous détourner de cette douce passion qui vient nous chatouiller et du plaisir que nous pouvons ressentir en étant agréable à autrui, aimé et recherché de tous, quand il s'agit de nous prendre nous-même en haine et à contre-cœur nos grâces qui en sont la cause, quand il s'agit de condamner notre beauté parce que quelqu'un en prend ombrage — de cela je ne connais guère d'exemple, si ce n'est celui-là : Spurina, jeune homme de Toscane,

Comme une gemme brille, enchassée dans l'or jaune,

Ornant un cou, ceignant un front,

Ou l'ivoire serti dans le buis, ou le térébinthe,

Et resplendit,

[Virgile Énéide X, vv. 134-137]

était doué d'une beauté singulière, et si extraordinaire que les yeux les plus chastes ne pouvaient en supporter l'éclat sans désirs. Ne pouvant se contenter de laisser inassouvies tant de fièvre et de flamme qu'il attisait partout où il allait, il entra dans une folle colère contre lui-même et contre ces riches présents que la nature lui avait faits — comme s'il fallait s'en prendre à eux de la faute des autres — et il entailla et modifia volontairement, par de multiples plaies et cicatrices, la parfaite proportion et le bel arrangement que la nature avait si soigneusement mis en œuvre dans son visage.

18. Si l'on veut mon avis, je regarde les actions de ce genre avec étonnement, plus que je ne les estime. Ces excès sont contraires à mes règles de conduite. Le but en était noble et scrupuleux ; mais à mon avis, manquait un peu de sagesse. Que dire en effet, si sa laideur servit ensuite à précipiter d'autres hommes dans le péché de mépris, de haine, ou d'envie pour un acte aussi exceptionnel — ou de calomnie, parce que l'on pouvait aussi interpréter cette attitude comme dictée par une ambition forcenée ? Y a-t-il quelque chose dont le vice ne parvienne à tirer parti de quelque façon, s'il le veut ? Il eût été plus juste, et aussi plus glorieux, de faire de ces dons de Dieu l'occasion d'une vertu exemplaire, et d'une conduite bien réglée.

19. Ceux qui se dérobent aux devoirs ordinaires, et à ce nombre infini de règles épineuses aux mille formes, qui font que l'on est un homme de parfaite honnêteté dans la vie en société, font à mon avis une drôle d'économie, quelles que soient par ailleurs les rigueurs qu'ils s'imposent : c'est en quelque sorte mourir pour s'éviter la peine de bien vivre. Ils peuvent bien remporter un autre prix, mais pas celui de la difficulté, à ce qu'il me semble ; et en fait de tracas, il n'est rien de pire que de se tenir droit au milieu du flot de la foule, répondant et satisfaisant loyalement à toutes les contraintes de sa charge. Peut-être est-il plus facile de se passer complètement de femme que de se comporter en tout comme on le doit avec sa femme. On peut couler des jours avec moins de soucis dans la pauvreté que dans une abondance mesurée. User des choses de façon raisonnable est plus difficile que de s'en abstenir. La modération est une vertu bien plus pénible que ne l'est la souffrance. Le « bien-vivre » de Scipion le Jeune a mille facettes ; celui de Diogène n'en a qu'une seule : sa façon de vivre surpasse autant en innocente simplicité les vies ordinaires, que les bien remplies et les réussies la surpassent elles-mêmes en utilité et en force697.

Chapitre 34

Sur les moyens employés par César à la guerre

1. On raconte que plusieurs chefs de guerre ont eu une prédilection pour certains livres, comme le grand Alexandre pour Homère, Scipion l'Africain pour Xénophon, Marcus Brutus pour Polybe, Charles-Quint pour Philippe de Commines698. Et l'on dit de nos jours que Machiavel est encore en faveur ailleurs. Mais feu le maréchal Strozzi699 qui pour sa part affectionnait César, avait sans doute bien mieux choisi, car en vérité ce devrait être là le bréviaire de tout homme de guerre, César étant le souverain patron de l'art militaire. Et Dieu sait de quelles grâces et de quelle beauté il a agrémenté cette riche matière, avec un style si pur, si subtil et si parfait que, pour mon goût, il n'est aucun écrit au monde qui puisse être comparé aux siens sur ce sujet. Je veux noter ici, à propos de ses guerres, certains aspects particuliers et extraordinaires qui me sont restés en mémoire700.

2. Son armée étant effrayée par le bruit qui courait à propos des forces importantes que le roi Juba se préparait à lancer contre lui, au lieu d'atténuer l'idée que ses soldats s'en étaient faite, et d'amoindrir les moyens dont disposait l'ennemi, il les fit rassembler pour les rassurer et leur donner du courage, et prit un parti contraire à celui que l'on prend généralement dans ce cas-là : il leur dit qu'ils n'avaient pas besoin de se renseigner sur les forces de l'ennemi, qu'il en avait eu connaissance de façon très sûre, et leur indiqua un nombre dépassant de beaucoup et la vérité et le bruit qui en courait dans l'armée. Il fit en cela ce que conseille Cyrus dans Xénophon : car la tromperie n'a pas du tout le même effet quand on trouve un ennemi plus faible qu'on ne l'avait cru, et quand on le trouve en réalité très fort après avoir cru qu'il était faible.

3. Il habituait tous ses soldats à obéir simplement, sans se mêler de contrôler les plans de leur chef, ou même d'en parler. Il ne les leur communiquait d'ailleurs qu'au moment même de leur exécution, et prenait plaisir, s'ils en avaient découvert quelque chose, à changer d'avis sur le champ, pour les tromper ; et dans ce but, souvent, ayant fixé l'établissement du camp en tel endroit, il allait plus loin, allongeait l'étape, notamment si le temps était mauvais et pluvieux.

4. Les Helvètes, au début de ses guerres en Gaule, lui avaient adressé une demande pour disposer d'un passage à travers le territoire romain. Décidé à les en empêcher par la force, il leur fit néanmoins beau visage, et mit à profit, pour rassembler son armée, les quelques jours de délai qu'il se donna avant de leur répondre. Ces pauvres gens ne savaient pas combien il excellait à organiser son temps ; il répète souvent en effet que c'est la qualité première d'un chef d'armée que de savoir saisir une occasion à point nommé, de même que la rapidité d'exécution qui, dans ses exploits militaires, est en vérité inouïe et à peine croyable.

5. S'il n'était guère soucieux de prendre avantage sur son ennemi sous couvert d'un traité d'accord, il n'était guère plus exigeant vis à vis de ses soldats, à qui il ne demandait pas autre chose que de la vaillance, et il ne punissait guère d'autres fautes que la mutinerie et la désobéissance. Souvent, après ses victoires, il lâchait la bride à tous leurs débordements, les dispensant pour quelque temps des règles de la discipline militaire, et disait qu'il avait des soldats si bien disciplinés que, même parfumés et sentant le musc, ils ne manqueraient pas d'aller furieusement au combat. Et de fait, il aimait qu'ils fussent richement armés, et leur faisait porter des armures gravées, dorées et argentées, afin que le soin pris à l'entretien de leurs armes les rendît plus âpres à se défendre. Quand il leur parlait, il les appelait ses compagnons, nom que nous utilisons encore. Auguste, son successeur, réforma cela, estimant qu'il l'avait fait dans son intérêt propre, et pour flatter le cœur de ceux qui le suivaient volontairement,