En passant le Rhin, César était mon général.
Ici, à Rome, il est mon compagnon :
Les complices sont égaux dans le crime,
[Lucain La guerre civile ou La Pharsale V, 289]
mais que cette façon de faire était trop basse pour la dignité d'un empereur et général d'armée, et remit en usage l'apellation de simples « soldats ».
6. César mêlait pourtant à cette courtoisie une grande sévérité dans leurs punitions. Comme la neuvième légion s'était mutinée près de Plaisance, il la brisa par des mesures ignominieuses, bien que Pompée fût alors encore debout, et elle ne rentra en grâce qu'après bien des supplications. Il les calmait plus par son autorité et son audace que par sa douceur.
7. Là où il parle de son passage du Rhin vers l'Allemagne, il dit que jugeant indigne du peuple romain de faire traverser son armée sur des navires, il fit construire un pont pour passer à pied sec. Ce fut donc là qu'il bâtit ce pont étonnant, dont il détaille particulièrement la construction ; car il ne s'arrête jamais si volontiers dans la narration de ses actions que pour nous montrer la subtilité de ce qu'il a imaginé dans ce genre d'ouvrages d'art.
8. J'ai aussi remarqué qu'il fait grand cas de ses exhortations aux soldats avant le combat, et que là où il veut montrer qu'il a été surpris ou pris de court, il allègue toujours le fait de ne pas même avoir eu le loisir de haranguer son armée. Avant la grande bataille contre le peuple de Tournai701, « César, dit-il, ayant donné les ordres pour le reste, se porta au plus vite où le hasard le conduisit pour haranguer ses troupes, et tombant sur la dixième légion, il n'eut que le temps de leur dire qu'ils se souviennent de leur courage habituel, qu'ils ne se laissent pas troubler et de soutenir fermement l'assaut. Et comme l'ennemi n'était déjà plus qu'à la portée d'un javelot, il donna le signal de la bataille ; puis étant rapidement passé à un autre endroit pour en encourager d'autres, il les trouva déjà engagés au combat702. » Voilà ce qu'il dit à ce sujet en cet endroit. De fait, son éloquence lui a rendu en maints endroits de fiers services, et de son temps même, ses discours militaires étaient tellement réputés que nombreux étaient ceux qui, dans son armée, recueillaient ses harangues ; c'est ainsi que des volumes en ont été faits, qui ont duré longtemps après lui. Sa façon de parler avait des qualités particulières, si bien que ses familiers, Auguste entre autres, entendant rapporter ce qui en avait été recueilli, y reconnaissaient jusqu'aux phrases et aux mots qui n'étaient pas de lui.
9. La première fois qu'il sortit de Rome avec une mission officielle, il arriva en huit jours près du Rhône, ayant devant lui dans sa voiture un secrétaire ou deux qui écrivaient sans cesse, et derrière lui celui qui portait son épée. Et certes, même en allant sans s'arrêter, on peinerait à atteindre cette rapidité avec laquelle, toujours victorieux, ayant délaissé la Gaule, et poursuivant Pompée jusqu'à Brindes, il soumit l'Italie en dix-huit jours, revint de Brindes à Rome, de Rome s'en alla au fin fond de l'Espagne, où il rencontra de très grandes difficultés dans la guerre contre Affranius et Petreius703, puis au long siège de Marseille704. De là il repartit en Macédoine, battit l'armée romaine à Pharsale705, et poursuivant toujours Pompée, passa en Égypte, qu'il subjugua. D'Égypte il s'en vint en Syrie et dans le pays du Pont, où il combattit Pharnace706 ; de là il partit pour l'Afrique, où il défit Scipion et Juba, puis revenant encore par l'Italie en Espagne, il y défit les enfants de Pompée.
Plus rapide que l'éclair et que la tigresse qui défend ses petits
[Lucain La guerre civile ou La Pharsale V, 405]
Tel, du sommet d'un mont, croule un rocher qui plonge,
L'eau d'orage le prend ; le vent l'arrache : il tombe ;
Ou le temps l'a rongé du sourd travail des ans ;
Mont fou, l'élan l'emporte ; à pic, il roule aux pentes,
Danse et traîne avec soi bêtes, hommes et bois.
[Virgile Énéide XII, vv. 684-88707]
10. À propos du siège d'Avaricum, il dit qu'il avait l'habitude de se tenir nuit et jour près des ouvriers qu'il employait. Dans toutes les entreprises importantes, il examinait toujours le terrain lui-même, et ne fit jamais passer son armée en un endroit qu'il n'eût pas déjà lui-même reconnu. Si nous en croyons Suétone, quand il entreprit la traversée pour aller en Angleterre, il fut le premier à sonder les fonds708. Il avait coutume de dire qu'il préférait la victoire obtenue par l'habileté que par la force, et dans sa guerre contre Petreius et Afranius, comme le hasard lui offrait une évidente occasion d'avoir l'avantage, il la refusa, disant qu'il espérait venir à bout des ennemis avec un peu plus de temps mais moins de risque.
11. Voilà encore un acte étonnant : il commanda à toute son armée de passer une rivière à la nage sans aucune nécessité :
Le soldat prend, pour courir au combat,
La route par laquelle il n'eût pas osé fuir.
Trempé il se couvre de ses armes et réchauffe en courant
Ses membres gelés par l'eau du torrent.
[Lucain La guerre civile ou La Pharsale IV, 151]
Je le trouve un peu plus prudent et circonspect dans ses entreprises qu'Alexandre : celui-ci semblait courir à toutes forces après les dangers, comme un torrent impétueux qui cogne et sape sans retenue et sans distinction tout ce qu'il rencontre.
Ainsi l'Aufide, taureau-torrent qui arrose
Le royaume de Daunus Apulien,
Courroucé, roule et menace
D'inonder horriblement les champs.
[Horace Odes IV, XIV, 25]
Alexandre était d'ailleurs déjà à l'œuvre dans la fleur de son âge et les premières ardeurs de la vie, alors que César s'y engagea seulement dans l'âge mûr et bien avancé. De plus, Alexandre était d'un tempérament plus sanguin, ardent et coléreux, et il renforçait encore cela par l'usage du vin, alors que César, lui, s'en abstenait. Mais quand la nécessité s'en présentait, quand il y était obligé, il n'y avait personne qui fît meilleur marché de lui-même.
12. Quant à moi, il me semble lire en plusieurs de ses exploits une certaine détermination à se perdre pour éviter la honte d'être vaincu. Lors de la grande bataille contre ceux du pays de Tournai, il courut se montrer face à l'ennemi, comme il était, sans bouclier709, quand il vit la tête de son armée se disloquer — et cela lui est arrivé plus d'une fois. Ayant entendu dire que ses gens étaient assiégés, il passa sous un déguisement à travers les lignes ennemies, pour aller les encourager par sa présence. Ayant traversé la mer à Dirrachium710 avec de bien petites forces, et voyant que le reste de son armée, qu'il avait laissée sous la conduite d'Antonius, tardait à le rejoindre, il décida de repasser lui-même la mer, seul, par une grande tempête, s'échappant pour aller récupérer le reste de ses forces, car les ports de la côte et toute la mer étaient aux mains de Pompée.