13. Quant aux coups de main armés, il en mena beaucoup dont les risques dépassaient ce qui est raisonnable du point de vue militaire : quand il entreprit de soumettre le royaume d'Égypte, par exemple, avec d'aussi faibles moyens — et ensuite d'aller attaquer les forces de Scipion et de Juba, dix fois plus importantes que les siennes. Des hommes comme lui ont eu une confiance surhumaine en leur bonne étoile : il disait qu'il fallait se lancer dans les grandes entreprises, plutôt que réfléchir sur elles.
14. Après la bataille de Pharsale, comme il avait envoyé son armée avant lui en Asie, et qu'il passait le détroit de l'Hellespont avec un seul vaisseau, il rencontra en mer Lucius Cassius et ses dix gros navires de guerre. Il eut le courage, non seulement de l'attendre, mais de cingler droit vers lui, et le sommer de se rendre : ce qu'il obtint ! Comme il avait entrepris le terrible siège d'Alésia, défendue par quatre-vingt mille hommes, parce que toute la Gaule s'était levée pour l'attaquer et lui faire lever le siège, avec cent neuf mille cavaliers, et deux cent quarante mille fantassins, de quelle hardiesse et de quelle aveugle confiance en lui ne fit-il pas preuve, en n'abandonnant pas cette entreprise, et en osant affronter à la fois deux difficultés aussi grandes ! Et pourtant, il les assuma : après avoir gagné une grande bataille contre ceux de l'extérieur, il mit bientôt à sa merci ceux qu'il tenait enfermés. C'est ce qui se produisit aussi pour Lucullus, au siège de Tigranocerte contre le roi Tigrane ; mais les conditions étaient bien différentes, étant donné le peu d'ardeur des ennemis auxquels Lucullus avait affaire.
15. Je veux noter ici deux événements exceptionnels et extraordinaires à propos du siège d'Alésia : l'un est que les Gaulois, se rassemblant pour venir à la rencontre de César, ayant dénombré toutes leurs forces, décidèrent en conseil de retrancher une bonne partie de cette multitude, de crainte qu'elle ne donne lieu à une grande confusion. C'est quelque chose d'inédit que cette crainte d'être trop nombreux ! Mais si on y regarde bien, il est assez vraisemblable que le corps d'une armée doit avoir une taille modérée, maintenue dans certaines limites, soit à cause de la difficulté de la nourrir, soit pour la difficulté de la conduire et de la maintenir en bon ordre. Il serait d'ailleurs bien facile de montrer, par exemple, que ces armées monstrueuses par leur taille n'ont jamais fait grand-chose qui vaille.
16. Selon ce que Xénophon fait dire à Cyrus, ce n'est pas le nombre des hommes, mais le nombre des hommes braves qui donne l'avantage, le reste causant plus de gêne que de secours. Et Bajazet fonda essentiellement sa résolution de livrer bataille à Tamerlan, contre l'avis de tous ses lieutenants, sur le fait que le très grand nombre des hommes de son ennemi lui donnait bon espoir de les voir tomber dans la confusion. Scanderberg711, expert et bon juge en la matière, avait coutume de dire que dix ou douze mille combattants fidèles devaient suffire à un chef de guerre pour garantir sa réputation dans n'importe quelle situation militaire.
17. Le deuxième point qui semble contraire à l'usage et à la doctrine de la guerre, c'est que Vercingétorix, nommé chef et général de toutes les parties de la Gaule qui s'étaient révoltées, décida d'aller s'enfermer dans Alésia. Or celui qui commande un pays ne doit jamais s'engager de cette façon, sauf en toute dernière extrémité, s'il s'agit de la dernière place qui lui reste, et qu'on ne puisse plus rien espérer faire d'autre que défendre celle-ci. Au contraire, il doit se maintenir libre de ses mouvements, pour être capable de répondre à la demande de toutes les parties de son pays.
18. Pour en revenir à César, il devint, avec le temps, un peu plus calme et plus réfléchi, comme en témoigne son familier Oppius : il estimait qu'il ne pouvait pas mettre en péril l'honneur acquis par tant de victoires, une seule défaite pouvant le lui faire perdre. C'est ce que disent les Italiens, qui critiquent cette hardiesse téméraire que l'on observe chez les jeunes gens en les appelant « bisogni d'honore » — « ceux qui ont un grand besoin d'honneur ». Ils ajoutent que ce grand appétit et ce manque de réputation leur donnent raison de rechercher les honneurs à quelque prix que ce soit — ce que ne doivent pas faire ceux qui en ont déjà suffisamment obtenus. Il peut y avoir quelque juste modération dans ce désir de gloire, quelque satiété dans cet appétit, comme dans les autres : bien des gens se comportent ainsi.
19. Il était bien loin d'avoir les mêmes scrupules que les anciens Romains qui ne voulaient se prévaloir dans leurs guerres que du courage simple et naturel. Mais il y mettait pourtant plus de conscience que nous ne le ferions maintenant, et n'approuvait pas pour autant n'importe quel moyen d'obtenir la victoire. Dans la guerre qu'il mena contre Arioviste712, alors qu'il était en train de parlementer avec lui, il se produisit quelque trouble entre les deux armées, par la faute de certains cavaliers d'Arioviste. Dans cette agitation, César se trouva être en position de force par rapport à ses ennemis ; mais il ne voulut pas en tirer avantage, de peur qu'on puisse lui reprocher d'avoir usé de mauvaise foi dans ces circonstances.
20. Il avait l'habitude de porter au combat une riche tenue, et de couleur éclatante, pour se faire remarquer. Il serrait davantage la bride à ses soldats, et les tenait « plus court » quand ils étaient au contact de l'ennemi.
21. Pour accuser quelqu'un de n'être bon à rien, les anciens Grecs usaient d'une expression courante et disaient qu'il ne savait « ni lire, ni nager ». César pensait lui aussi que savoir nager était très utile à la guerre, et offrait bien des avantages : s'il devait faire vite, il franchissait d'ordinaire à la nage les rivières qu'il rencontrait. Car il aimait voyager à pied, comme faisait le grand Alexandre. En Égypte, il avait été contraint, pour sauver sa vie, de monter dans un petit bateau ; mais comme quantité de gens l'avaient fait en même temps que lui, au point que le bateau risquait de couler, il préféra se jeter à l'eau et rejoindre à la nage sa flotte, qui était pourtant à plus de deux cents pas de là, tenant ses tablettes713 hors de l'eau dans la main gauche, et traînant sa cote d'armes714 avec les dents pour que l'ennemi n'en profite pas... Il était pourtant déjà d'un âge bien avancé.
22. Jamais aucun chef de guerre n'inspira autant confiance à ses soldats. Au commencement de ses « guerres civiles », les centurions s'offrirent à payer chacun, sur leur bourse, un homme d'armes, et les fantassins de le servir à leurs frais : ceux qui étaient les plus aisés se chargeant aussi d'aider les plus nécessiteux. Feu Monsieur l'Amiral de Châtillon nous fit voir récemment un cas semblable dans nos propres guerres civiles : les Français de son armée prenant sur leur bourse pour payer les étrangers qui l'accompagnaient. On ne trouverait guère d'exemple d'une affection aussi ardente et aussi vive parmi ceux qui suivent l'ancienne tradition715, sous les auspices des anciennes lois. La passion agit sur nous bien plus vivement que la raison. Il est pourtant arrivé, au temps de la guerre contre Annibal, que suivant l'exemple donné par la générosité des Romains dans la ville, les soldats et leurs chefs aient refusé d'être payés ; et on appelait « mercenaires », dans le camp de Marcellus716, ceux qui percevaient un salaire.
23. Ayant été défaits auprès de Dyrrachium, les soldats de César vinrent d'eux-mêmes s'offrir à être punis et châtiés, si bien qu'il eut plus à les consoler qu'à les réprimander. Une seule de ses cohortes717 soutint l'assaut de quatre légions de Pompée pendant plus de quatre heures, jusqu'à ce qu'elle fût presque entièrement anéantie sous les flèches : on en trouva quelque cent trente mille dans la tranchée718. Un soldat, du nom de Scæva, qui commandait à l'une des entrées, s'y maintint invaincu, avec un œil crevé, l'épaule et la cuisse percées, et son écu bosselé en deux cent trente endroits719. Il est arrivé à beaucoup de ses soldats faits prisonniers de préférer mourir plutôt que de vouloir changer de camp. Granius Petronius avait été capturé par Scipion720 en Afrique ; ce dernier, après avoir fait mourir ses compagnons, lui fit savoir qu'il lui laissait la vie puisqu'il était questeur et donc homme d'un certain rang. Petronius répondit que les soldats de César avaient l'habitude d'accorder la vie aux autres, non de la recevoir, et se tua lui-même aussitôt.