10. Ces paroles augmentaient le souci que l'on se faisait pour elle, et faisaient qu'on surveillait de plus près sa conduite. Un jour, après avoir dit à ceux qui veillaient sur elle : « Vous aurez beau faire, vous pouvez bien me faire mourir plus mal, mais vous ne pourrez pas m'empêcher de mourir. » Et s'élançant brutalement de la chaise sur laquelle elle était assise, elle se jeta de toutes ses forces la tête la première contre le mur voisin ; sous le coup, elle tomba de tout son long, évanouie, et gravement blessée. Après qu'on l'eut fait revenir à elle avec bien des difficultés, elle déclara : « Je vous disais bien que si vous me refusiez une façon commode de me tuer, j'en trouverais une autre, si malaisée qu'elle fût. »
11. Et voici comment finit une vertu aussi admirable. Son mari Pætus n'ayant pas le courage suffisant pour se donner lui-même la mort à laquelle la cruauté de l'empereur le contraignait, un beau jour, après avoir d'abord employé les raisonnements et les exhortations appropriés au conseil qu'elle lui donnait en ce sens, elle prit le poignard qu'il portait et, le tenant à la main, elle dit en conclusion de son exhortation : « Fais ainsi, Pætus ! » et au même instant, s'en étant donné un coup mortel dans la poitrine, et l'arrachant de sa plaie, elle le lui présenta pendant qu'elle se mourait, avec ces nobles, généreuses et immortelles paroles : « Pæte, non dolet ». Elle n'eut le temps que de dire ces trois mots d'une si grande profondeur : « Tiens, Pætus, cela ne fait pas mal. »
Quand Arria la chaste présenta à Pætus le glaive
Qu'elle venait de retirer de son sein,
« Crois-moi, dit-elle, ce coup ne me fit point de mal,
Mais celui que tu vas te porter me fait déjà souffrir. »
[Martial Épigrammes I, 14]
12. Les paroles d'Arria sont bien plus vivantes dans leur forme originale724, et même d'un sens plus riche. Car les plaies, la mort de son mari et la sienne, tout cela ne pouvait guère être douloureux pour elle qui en avait été la conseillère et l'inspiratrice ; mais après avoir accompli cette noble et courageuse entreprise pour le seul bien de son mari, c'est encore de lui qu'elle se préoccupe dans le dernier acte de sa vie, en cherchant à lui ôter la crainte de la suivre dans la mort. Pætus se frappa aussitôt avec ce même glaive, et peut-être honteux, à mon avis, d'avoir eu besoin d'un si cher et si précieux enseignement.
13. Pompeia Paulina, jeune romaine et dame de très noble famille, avait épousé Sénèque, alors qu'il était déjà très âgé725. Néron, son « cher » disciple, lui envoya ses sbires pour lui signifier sa condamnation à mort. Cela se passait ainsi : quand les empereurs romains de cette époque avaient condamné un homme de qualité, ils lui faisaient transmettre par leurs officiers l'ordre de choisir la mort qui lui convenait, dans tel ou tel délai, qu'ils lui fixaient selon le degré de leur colère, tantôt très court, tantôt plus long, lui fixant un terme pour qu'il puisse régler auparavant ses affaires, mais quelquefois aussi lui en ôtant la possibilité par la brièveté du délai ; et si le condamné résistait à leur ordre, ils envoyaient des gens capables de l'exécuter, soit en lui tranchant les veines des bras et des jambes, soit en le forçant à avaler du poison. Mais les gens d'honneur n'attendaient pas d'en arriver à cette extrémité, et se servaient de leurs propres médecins et chirurgiens pour cela.
14. Sénèque écouta les sbires de Néron avec un visage tranquille et ferme, et ensuite, demanda du papier pour faire son testament. Cela lui ayant été refusé par le chef, il se tourna vers ses amis, et leur dit : « Puisque je ne puis vous laisser autre chose en reconnaissance de ce que je vous dois, je vous laisse au moins ce que j'ai de plus beau, à savoir : le souvenir de mon caractère et de ma vie, que je vous demande de conserver dans votre mémoire, pour que de cette façon vous vous fassiez la réputation de sincères et véritables amis. » Et en même temps, tantôt il calmait par de douces paroles les souffrances qu'il les voyait endurer, tantôt il enflait sa voix pour les morigéner : « Où sont les beaux préceptes de la philosophie ? Que sont devenues les provisions que nous avons faites pendant tant d'années contre les coups du sort ? La cruauté de Néron nous était-elle inconnue ? Que pouvions-nous attendre de quelqu'un qui a tué sa mère et son frère, sinon qu'il fît encore mourir son précepteur, celui qui l'a élevé et éduqué ? »
15. Ayant ainsi parlé à tous, il se tourne vers sa femme, et l'enlaçant étroitement alors que son cœur et ses forces défaillaient sous le poids de la douleur, il la pria de supporter avec plus de courage cet accident, par amour pour lui. Il lui dit que l'heure était venue de montrer, non plus par des raisonnements et des discours, mais par des actes, le fruit qu'il avait tiré de ses études ; qu'il ne faisait aucun doute qu'il accueillait la mort non seulement sans douleur, mais même avec allégresse. « C'est pourquoi, mon amie, dit-il, ne la déshonore pas par tes larmes ; ne te donne pas l'air de m'aimer plus que ma réputation : apaise ta douleur, et console-toi avec ce que tu as connu de moi et de mes actes, et poursuis le reste de ta vie avec les honnêtes occupations auxquelles tu t'adonnes. »
16. Paulina, ayant un peu repris ses esprits, et la qualité de son courage ayant été renforcée par un grand élan d'affection, répondit : « Non, Sénèque, je ne vous laisserai pas sans ma compagnie dans des circonstances aussi graves ; je ne veux pas que vous puissiez penser que les vertueux exemples de votre vie ne m'aient pas appris à bien mourir. Et quand le pourrais-je mieux, et plus dignement, et plus selon mon gré qu'avec vous ? Soyez-en certain : je partirai en même temps que vous. »
17. Alors Sénèque, appréciant comme il se doit la décision si belle et si fière de sa femme, et aussi d'être libéré du souci de la laisser après sa mort à la merci de ses ennemis et soumise à leur cruauté, lui dit : « Je t'avais conseillé, Paulina, sur ce qui servirait le mieux à conduire heureusement ta vie. Tu préfères donc mourir dans l'honneur ! Je ne m'y opposerai pas. Que la fermeté et la résolution soient les mêmes pour notre commune fin : mais la beauté et la gloire sont plus grandes pour toi. »
18. Après cela, on leur coupa en même temps les veines des bras. Mais comme celles de Sénèque, durcies par le grand âge autant que par sa vie très sobre, laissaient couler le sang trop faiblement et trop lentement ; il ordonna qu'on lui coupât aussi les veines des cuisses ; et de peur que le tourment que cela lui causait n'attendrît le cœur de sa femme, autant que pour se libérer lui-même de l'affliction qu'il ressentait de la voir en si piteux état, après avoir très amoureusement pris congé d'elle, il la pria de permettre qu'on l'emportât en une chambre voisine, ce qui fut fait. Mais toutes ces incisions étant encore insuffisantes pour le faire mourir, il demanda à Statius Anneus, son médecin, de lui administrer un poison. Or celui-ci n'eut guère d'effet lui non plus, car du fait de la faiblesse et de la roideur de ses membres, il ne put parvenir jusqu'au cœur.