19. On lui fit donc, en plus, préparer un bain très chaud. Et sentant alors sa fin prochaine, tant qu'il eut du souffle, il continua à tenir de très beaux propos sur l'état dans lequel il se trouvait, que ses secrétaires recueillirent tant qu'ils purent entendre sa voix. Et ses dernières paroles sont restées longtemps célèbres dans la mémoire des hommes (c'est d'ailleurs une perte terriblement fâcheuse qu'elles ne soient parvenues jusqu'à nous). Sentant venir ses derniers moments, il prit de l'eau du bain toute sanglante et s'en aspergea la tête en disant : « Je voue cette eau à Jupiter, le libérateur. »
20. Averti de tout cela, Néron, craignant qu'on lui reproche la mort de Paulina, qui appartenait à la bonne société romaine, et envers laquelle il n'avait pas d'inimitié particulière, envoya précipitamment des gens pour panser ses blessures. Ce fut fait sans même qu'elle s'en aperçût, étant déjà à demi morte et sans connaissance. Et si elle a vécu depuis, contre son gré, ce fut très honorablement et conformément à la qualité de son caractère, montrant par la pâleur de son visage combien sa vie s'était écoulée par ses blessures.
21. Voilà mes trois histoires vraies, que je trouve aussi belles et tragiques que celles que nous inventons nous-mêmes pour plaire au public. Et je m'étonne que ceux qui s'adonnent à cela n'aient pas l'idée de chercher plutôt dans les dix mille très belles histoires que l'on trouve dans les livres : ils en auraient moins de peine, et on en tirerait plus de plaisir et de profit. Et celui qui voudrait en faire une œuvre d'ensemble dont toutes les parties se tiendraient entre elles, n'aurait besoin d'y apporter que la liaison, comme on le fait pour souder entre eux des métaux différents. Il pourrait entasser de cette façon quantité d'événements de toutes sortes, en les arrangeant et en les diversifiant selon que la réussite de l'ouvrage le demanderait, à peu près comme Ovide a cousu et agencé ses « Métamorphoses » à partir d'un grand nombre de fables diverses.
22. Dans le dernier couple dont j'ai parlé, il est encore intéressant de remarquer que si Paulina offre volontiers de quitter la vie pour l'amour de son mari, son mari avait autrefois quitté la mort par amour pour elle. Nous ne voyons pas grand équilibre dans cet échange. Mais en fonction de ses opinions stoïciennes, je crois qu'il pensait pourtant avoir autant fait pour elle, en prolongeant sa vie en sa faveur, que s'il était mort pour elle. Dans l'une des lettres qu'il écrivit à Lucilius, il raconte d'abord comment, la fièvre l'ayant pris à Rome, il monta soudain en voiture pour une maison qu'il avait à la campagne, contre l'avis de sa femme, qui voulait l'en empêcher, et à qui il avait répondu que la fièvre qui le tenait n'était pas celle du corps, mais du lieu. Puis il poursuit ainsi :
23. « Elle me laissa partir, avec force recommandations pour ma santé. Or moi qui sais que sa vie est toute en moi, je m'occupe d'abord de moi pour m'occuper d'elle : le privilège de la vieillesse, qui me rend plus ferme et plus résolu pour certaines choses, s'efface quand je me souviens que dans ce vieillard, il y une jeune personne à qui je suis nécessaire. Puisque je ne puis l'amener à m'aimer plus courageusement, elle m'amène à m'aimer moi-même avec plus de soin. C'est qu'il faut bien concéder quelque chose aux affections véritables, et parfois, même si les circonstances nous poussent en sens contraire, il faut rappeler la vie, même si cela est pénible, il faut arrêter avec ses dents l'âme prête à s'envoler726, puisque la règle de vie, pour les gens de bien, ce n'est pas vivre aussi longtemps qu'il leur plaît, mais aussi longtemps qu'ils le doivent. Celui qui n'a pas assez d'estime envers sa femme ou un ami pour vouloir prolonger sa vie, et qui s'acharne à mourir, est trop faible et trop délicat : il faut que l'âme sache s'imposer cela quand l'intérêt des nôtres l'exige. Il faut parfois nous dévouer pour nos amis, et quand nous voudrions mourir pour nous, y renoncer pour eux.
24. « C'est une preuve de noblesse de cœur que de revenir vers la vie en considération d'autrui, comme l'ont montré plusieurs grands personnages. Et c'est un trait de sagesse remarquable que de conserver la vieillesse (dont le plus grand avantage réside dans une certaine nonchalance envers sa durée, avec un plus grand courage et un plus grand dédain envers la vie), si l'on sent que cela peut être doux, agréable et profitable à quelqu'un que l'on aime beaucoup. On en reçoit d'ailleurs une très plaisante récompense ; est-il rien de plus doux en effet que d'être si cher à sa femme que, par égard pour elle, on en devienne plus cher à soi-même ? Ainsi ma Paulina m'a-t-elle communiqué, non seulement sa crainte, mais a aussi suscité la mienne. Il ne m'a pas suffi de considérer avec quelle fermeté je pourrais mourir, j'ai aussi considéré combien elle pourrait avoir de peine à supporter cela. Je me suis donc obligé à vivre, et c'est quelquefois faire preuve de magnanimité que de vivre. » Voilà ses propres mots, excellents, comme le fut sa conduite.
Chapitre 36
Sur les hommes les plus éminents
1. Si l'on me demandait de faire un choix parmi tous les hommes qui sont venus à ma connaissance, je crois qu'il y en a trois que je mettrais au-dessus des autres. L'un est Homère. Non qu'Aristote ou Varron, par exemple, ne fussent peut-être aussi savants que lui ; il est même possible que dans son art, Virgile lui soit comparable. Je laisse juges de cela ceux qui les connaissent tous les deux. Moi qui n'en connais qu'un, je puis seulement dire que de mon point de vue, je ne crois pas que les Muses elles-mêmes pourraient aller plus loin que le Romain.
Il chante sur sa lyre les vers d'Apollon,
Quand celui-ci touche de ses doigts sa lyre.
[Properce Elégies amoureuses - Cynthia II, XXXIV, 79]
2. Toutefois, dans ce jugement, il ne faudrait pas oublier que c'est principalement d'Homère que Virgile tire son savoir-faire, que c'est son guide et son maître d'école. Et qu'un seul élément de l'Iliade a suffi pour donner corps et substance à cette grande et divine Énéide. Mais ce n'est pas tout : j'ajoute à ses mérites plusieurs autres particularités qui me rendent ce personnage admirable, et le placent presque au-dessus de la condition humaine. Et en vérité, je me suis souvent étonné que lui qui a créé plusieurs déités et les a fait accepter de par le monde, rien que par son autorité, n'ait pas lui-même été placé parmi les dieux.
3. Étant aveugle et pauvre, ayant vécu avant que les sciences fussent constituées à partir d'observations sûres et dotées de règles, il les a pourtant si bien connues que tous ceux qui se sont mis en devoir depuis de fonder des sociétés, de conduire des guerres, et d'écrire, soit sur la religion, soit sur la philosophie, se sont servis de lui comme d'un maître absolu de la connaissance universelle, et ont traité ses livres comme une pépinière pour toutes sortes de savoirs. Il nous enseigne mieux que Chrysippe et Crantor
Ce qui est bien ou honteux, utile ou non.
[Horace Épîtres I, II, 3]
Ou comme le dit cet autre,