Comme de toutes parts le feu prend dans un bois,
Une aride forêt où le laurier crépite ;
Comme dévalent écumants et grondants,
Des torrents vers la plaine et qui sur leur passage
S'en vont tout dévastant...
[Virgile Énéide XII, vv. 521-525]
Mais si l'ambition de César avait en soi plus de modération, elle n'en a pas moins causé tant de malheurs dès lors qu'elle a visé à la ruine de son propre pays, et causé tant de désastres dans le monde, que tout bien pesé, je ne peux faire autrement que de pencher du côté d'Alexandre.
10. Le troisième personnage, et le plus éminent de tous à mon avis, c'est Epaminondas. Il est loin d'avoir connu autant la gloire que les autres — mais la gloire n'est pas ici un élément déterminant. De la résolution et de la vaillance, non celles que l'ambition aiguise, mais celles que la sagesse et la raison peuvent enraciner dans une âme bien faite, il en avait autant qu'on peut l'imaginer. Il a donné, à mon avis, autant de preuves de sa valeur qu'Alexandre lui-même, ou même que César. Si ses exploits guerriers n'ont été ni aussi nombreux, ni aussi remarqués, ils ne laissent pourtant pas, à bien les considérer dans toutes leurs circonstances, d'être aussi importants et décisifs, et témoignent d'autant de hardiesse et de science militaire. Les Grecs lui ont fait cet honneur indiscutable de le nommer « le premier d'entre eux » ; et être le « premier des Grecs », n'est-ce pas aussi être « le premier du monde » ? Quant à son savoir et à ses capacités, on peut encore aujourd'hui citer ce jugement ancien disant que « jamais homme ne sut autant et parla si peu de lui ». Il faisait en effet partie de l'école735Pythagoricienne, et nul ne parla jamais mieux que lui en public : c'était un excellent orateur, très convaincant.
11. En ce qui concerne son caractère et sa morale, il a surpassé de très loin tous ceux qui se sont jamais mêlés des affaires publiques. Car en ce domaine, qui doit être celui que l'on considère avant tout, qui seul indique vraiment ce que nous sommes, et auquel je donne autant d'importance qu'à tous les autres pris ensemble, il ne le cède à aucun philosophe, et même pas à Socrate. Chez cet homme-là, l'honnêteté est une qualité personnelle, dominante, uniforme et incorruptible, et par rapport à elle, chez Alexandre, elle semble inférieure, incertaine, variable, faible, et fortuite.
12. Dans l'Antiquité on a considéré qu'en examinant par le menu tous les autres grands capitaines, on trouvait en chacun quelque qualité particulière qui l'avait rendu illustre. Mais en celui-ci seulement, on trouve une vertu pleine et entière, et constante, qui ne laisse rien à désirer dans tous les aspects de la vie humaine, publique ou privée, en temps de paix comme en temps de guerre, qu'il s'agisse de vivre ou de mourir glorieusement. Je ne connais aucun caractère ni destin d'homme que je regarde avec autant de respect et d'affection. Il est bien vrai que son obstination à demeurer pauvre, je la trouve en quelque façon excessive, telle qu'elle est dépeinte par ses meilleurs amis. Et que cette façon de se comporter, pourtant noble et tout à fait digne d'admiration, je la trouve un peu difficile à suivre pour moi, et même simplement à envisager, sous la forme qu'elle avait prise chez lui.
13. Seul, Scipion Emilien, si on lui attribuait une fin aussi fière et admirable, et une connaissance des sciences aussi profonde et universelle, pourrait faire jeu égal avec lui. Ô quelle déception m'a causée le temps, en nous enlevant736 justement, et parmi les premières, ces deux vies, les plus nobles qu'il y eût dans l'œuvre de Plutarque, celles de ces deux personnages qui, de l'avis de tous furent, l'un le premier des Grecs, l'autre des Romains ! Quelle matière, et quel ouvrier !
14. S'agissant d'un homme qui ne fut pas un saint, mais « galant homme », comme on dit, aux mœurs policées et conformes à la normale, d'un rang social moyen, celui qui eut, que je sache, la vie la plus riche qui se puisse vivre entre les vivants, et rehaussée par de riches et enviables qualités, tout bien considéré, c'est pour moi Alcibiade. Mais à propos d'Epaminondas, et comme exemple d'une extrême qualité, je veux ajouter ici quelques-unes de ses façons de penser :
15. Le bonheur le plus doux qu'il eut en toute sa vie, il a déclaré que c'était le plaisir qu'il avait donné à son père et à sa mère par sa victoire de Leuctres(737. C'est leur faire beaucoup d'honneur que de préférer leur plaisir au sien, si justifié et si complet, après une action aussi glorieuse.
16. Il estimait qu'il n'était pas possible, même pour redonner la liberté à son pays, de tuer un homme sans même savoir s'il avait eu une quelconque responsabilité dans cette affaire. C'est pourquoi il fut si réservé à l'égard de l'entreprise de Pélopidas et de son compagnon pour délivrer Thèbes. Il considérait aussi que dans une bataille, il fallait éviter de s'attaquer à un ami qui fût du parti contraire, mais l'épargner.
17. Son humanité à l'égard des ennemis eux-mêmes le rendit suspect, aux Béotiens par exemple : après avoir admirablement forcé les Lacédémoniens à lui ouvrir le passage qu'ils avaient tenté de conserver à l'entrée de la Morée, près de Corinthe, il s'était contenté de leur passer sur le ventre sans chercher à les poursuivre à outrance, et fut pour cela démis de ses fonctions de général en chef. Ce fut tout à son honneur, et une honte pour les Béotiens d'avoir à le réintégrer ensuite dans ses fonctions, et de reconnaître à quel point leur gloire et leur salut dépendaient de lui. La victoire le suivait partout comme son ombre : la prospérité de son pays mourut avec lui738, comme elle était née de lui.
Chapitre 37
Sur la ressemblance des enfants avec leurs pères
1. Cet assemblage de tant de divers morceaux se fait ainsi : je n'y mets la main que lorsqu'une trop molle oisiveté m'y amène, et jamais en dehors de chez moi. Il a donc été composé avec des pauses et des intervalles divers, puisque les circonstances me retiennent ailleurs parfois pendant plusieurs mois. Au demeurant, je ne corrige pas mes premières idées par les secondes, si ce n'est peut-être pour quelques mots ; mais c'est pour diversifier, et non pour ôter. Je veux représenter l'évolution de mon caractère, et que l'on puisse voir chaque morceau comme à sa naissance. Si j'avais commencé plus tôt, j'aurais pris plaisir à observer la façon dont se sont opérés mes changements. Un valet qui me servait à les écrire sous ma dictée pensa amasser un joli butin en m'en dérobant plusieurs morceaux choisis à sa guise. Je me console en me disant qu'il n'en tirera pas plus de profit que je n'en subirai de perte.
2. J'ai vieilli de sept ou huit ans depuis que j'ai commencé. Cela ne s'est pas fait sans que j'y gagne quelque chose : j'ai fait connaissance avec les « coliques739 », à la faveur des ans, dont le commerce et la longue fréquentation ne se passent guère sans produire quelques fruits de ce genre. J'aurais bien aimé que parmi les multiples présents dont ils gratifient ceux qui les hantent longtemps, ils en aient choisi un qui m'eût été plus facile à accepter ; car ils n'auraient pas pu m'en faire un dont j'eusse plus horreur, dès mon enfance : parmi tous les fâcheux événements de la vieillesse, c'était précisément celui que je craignais le plus. J'avais pensé bien souvent par-devers moi que j'allais trop loin, et qu'à faire un si long chemin, je ne pouvais manquer de faire, à la fin, quelque mauvaise rencontre. Je sentais fort bien et déclarais volontiers qu'il était temps de partir, qu'il fallait trancher la vie « dans le vif et le sain740 », selon la règle des chirurgiens, quand ils ont à couper quelque membre ; que Nature avait l'habitude de faire payer des intérêts usuraires à celui qui ne la rendait à temps. [Mais c'étaient là de vaines déclarations.]741