8. Bien des choses semblent plus grandes dans notre imagination qu'elles ne le sont en réalité. J'ai passé une bonne partie de ma vie en parfaite santé — non seulement parfaite, mais vigoureuse, et même bouillante. Me sentir ainsi plein de verdeur et de joie de vivre me faisait considérer les maladies comme des choses tellement horribles que quand j'en ai fait l'expérience, j'ai trouvé leurs atteintes légères et faibles en comparaison de ce que je redoutais.
9. Voici quelque chose que je ressens tous les jours : si je suis bien au chaud dans une pièce confortable pendant une nuit orageuse où souffle la tempête, je m'inquiète et m'afflige pour ceux qui sont dehors à ce moment-là. Y suis-je moi-même, que je n'ai même pas envie d'être ailleurs !...
10. Le simple fait d'être toujours confiné dans une pièce me semblait quelque chose d'insupportable ; j'y fus contraint brutalement durant une semaine, puis un mois, agité, mal en point, et bien faible. Et j'ai constaté que quand j'étais en bonne santé, je trouvais les malades bien plus à plaindre que je ne l'étais moi-même à leur place, et que l'idée que je m'en faisais augmentait de moitié ou presque la réalité et la vérité de cet état. J'espère qu'il en sera de même pour la mort, et qu'elle ne mérite ni la peine que je prends à m'y préparer, ni les secours que je recherche pour en amortir le choc. Mais on ne sait jamais... on ne peut jamais trop s'en prémunir.
11. Pendant notre troisième guerre de religion, ou la deuxième (je ne m'en souviens plus très bien !), j'étais allé un jour me promener à une lieue de ma demeure, qui se trouve être au beau milieu80 de tous les troubles occasionnés par les guerres civiles qui sévissent en France. Je pensais être en sécurité, étant si près de chez moi, que je n'avais pas besoin d'un meilleur équipage : j'avais pris un cheval docile, mais pas très sûr. Comme je revenais, et que je tentais de faire faire à ce cheval quelque chose à quoi il n'était pas encore bien préparé, un de mes gens, grand et fort, monté sur un puissant roussin81 dont la bouche ne ressentait plus rien82, mais au demeurant frais et vigoureux, cet homme, dis-je, pour faire le malin et devancer ses compagnons, poussa la bête à bride abattue droit dans le chemin que je suivais, et vint fondre comme un colosse sur le petit homme sur son petit cheval, et le foudroyer de toute sa force et de son poids, nous projetant l'un et l'autre, cul par-dessus tête... Et voilà le cheval étalé, tout étourdi, et moi à dix ou douze pas de là, étendu sur le dos, le visage tout meurtri et écorché, l'épée que j'avais à la main ayant valsé à dix pas de là au moins, ma ceinture mise en pièces, et incapable de faire un mouvement ou de ressentir quoi que ce soit, non plus qu'une souche. (C'est le seul évanouissement que j'aie jamais connu jusqu'à maintenant).
12. Ceux qui étaient avec moi, après avoir essayé par tous les moyens de me faire revenir à moi, me tenant pour mort, me prirent dans leurs bras et m'emportèrent, avec bien des difficultés, jusqu'à ma demeure, qui était à environ une demi lieue de là83. Sur le chemin, après avoir été considéré comme trépassé pendant deux heures au moins, je commençai à bouger et respirer : mon estomac était tellement rempli de sang que pour pouvoir l'en décharger, la nature avait eu besoin de ressusciter ses forces. On me remit sur mes pieds, je rendis un plein seau de sang, à gros bouillons84, et plusieurs fois le long du chemin, il en fut de même. Par ce moyen, je commençai à reprendre un peu de vie, mais ce ne fut que peu à peu, et cela prit si longtemps, que mes premières sensations étaient beaucoup plus proches de la mort que de la vie.
Car l'âme, encore peu assurée de son retour,
Ébranlée qu'elle est, ne peut s'affermir.
[Le Tasse Jérusalem délivrée XII, 74]
13. Ce souvenir fortement gravé dans mon âme, qui me montre le visage de la mort et ce qu'elle peut être, si proches de la vérité, me réconcilie en quelque sorte avec elle. Quand je recommençai à y voir, ma vue était si trouble, si faible, si morte en somme que je ne discernais encore rien d'autre que la lumière,
Comme un homme qui tantôt ouvre les yeux et tantôt les referme,
Moitié éndormi, moitié éveillé.
[Le Tasse Jérusalem délivrée VIII, 26]
Quant aux fonctions de l'esprit85, elles renaissaient en même temps que celles du corps. Je m'aperçus que j'étais tout ensanglanté : mon pourpoint était taché partout du sang que j'avais rendu. La première pensée qui me vint, ce fut que j'avais reçu un coup d'arquebuse en pleine tête. Et de fait, on tirait beaucoup autour de nous. Il me semblait que ma vie ne s'accrochait plus qu'au bord de mes lèvres, et je fermais les yeux pour mieux, me semblait-il, la pousser dehors ; je prenais plaisir à m'alanguir et à me laisser aller. Cette idée ne faisait que flotter à la surface de mon esprit, elle était aussi molle et aussi faible que tout le reste ; mais en vérité, non seulement elle était exempte de déplaisir, mais elle avait même cette douceur que ressentent ceux qui se laissent glisser dans le sommeil.
14. Je crois que c'est dans cet état que se trouvent ceux que l'on voit, défaillants de faiblesse, à l'agonie ; et je considère que nous avons tort de les plaindre, pensant qu'ils sont en proie aux pires douleurs, ou l'esprit agité de pensées pénibles. J'ai toujours pensé, contre l'opinion de beaucoup d'autres, et même d'Etienne de La Boétie, que ceux que nous voyons ainsi renversés et comme assoupis à l'approche de leur fin, ou accablés par la longueur de la maladie, ou par une attaque d'apoplexie, ou par l'épilepsie...
Souvent, cédant devant son mal,
Sous nos yeux et comme frappé par la foudre,
Un homme s'écroule ; il écume, gémit et tremble ;
Il délire, se raidit, se tord, halète et s'épuise en convulsions.
[Lucrèce De la Nature III, v. 487 sq]
... ou encore ceux qui sont blessés à la tête, et que nous entendons gémir ou pousser par moments des soupirs à fendre l'âme, et bien que nous puissions en obtenir quelques signes qui semblent montrer qu'ils ont encore leurs esprits, de même que les quelques mouvements que nous leur voyons faire, — j'ai toujours pensé, dis-je, qu'ils avaient l'esprit et le corps comme ensevelis et endormis.
Il vit et ne le sait même pas.
[Ovide Tristes I, 3, v. 12]
15. Je ne pouvais croire qu'avec des membres aussi abîmés, et des sens aussi défaillants, l'esprit puisse trouver en lui-même assez de forces pour se maintenir conscient ; de ce fait, aucun raisonnement ne devait venir les tourmenter, et leur faire ressentir la misère de leur condition ; par conséquent, ils n'étaient pas vraiment à plaindre.
16. Je n'imagine pas d'état plus insupportable que celui d'avoir l'âme vivante mais mal en point, sans pouvoir se manifester ; c'est ce que je dirais de ceux que l'on envoie au supplice après leur avoir coupé la langue, sauf qu'en ce genre de mort, la plus muette semble la plus digne, si elle s'accompagne d'un visage ferme et grave. Mais c'est le cas encore de ces pauvres prisonniers tombés entre les mains des horribles bourreaux que sont les soldats de notre époque, qui les tourmentent par toutes sortes de cruautés pour les contraindre à promettre une rançon excessive, qu'ils ne pourront honorer, et qui sont maintenus dans une situation et en un lieu où ils ne disposent d'aucun moyen d'exprimer ni de faire connaître leurs souffrances physiques et morales. Les poètes ont imaginé quelques dieux favorables à la délivrance de ceux qui connaissent ainsi une mort qui tarde à venir :