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3. J'étais tellement peu prêt à partir, que cela fait dix-huit mois, ou environ, que je suis dans ce misérable état, et j'ai déjà appris à m'en accommoder. Je commence déjà à m'arranger avec cet état coliqueux : j'y trouve de quoi me consoler et de quoi espérer : les hommes sont si attachés à leur misérable existence qu'il n'est pas d'état, si pénible soit-il, qu'ils n'acceptent pour la conserver. Écoutez ce que dit Mécène :

Qu'on me rende manchot,

Goutteux, cul-de-jatte,

Qu'on m'arrache mes derniers chicots,

Pourvu que je vive — c'est bien742 !

Tamerlan, lui, cachant par une sotte « humanité » la cruauté terrible qu'il exerçait contre les lépreux, faisait mettre à mort tous ceux qui venaient à sa connaissance pour — disait-il — les délivrer de la vie, qui leur était si pénible. Il n'y avait pourtant personne parmi eux qui n'eût préféré être trois fois lépreux plutôt que de n'être pas du tout. Antisthène le Stoïcien, très malade, s'écriait : « Qui me délivrera de ces maux ? » Et comme Diogène, qui était venu le voir, lui présentait un couteau, disant : « celui-ci, tout de suite, si tu le veux. », l'autre répondit : « Je ne parle pas de la vie, mais de mes maux ! »

4. Les souffrances qui atteignent seulement notre âme m'affligent beaucoup moins qu'elles ne le font pour la plupart des autres hommes. Cela est dû en partie au jugement que je porte sur elles, car les gens considèrent que beaucoup de choses sont horribles et qu'on doit les éviter, même au prix de sa vie, alors qu'elles me sont à peu près indifférentes. Mais cela est dû aussi à ma façon d'être, un peu indifférente et insensible, envers les malheurs qui ne me concernent pas directement — façon d'être que je considère comme l'un des meilleurs éléments de ma nature. Mais les souffrances véritablement réelles et corporelles, je les ressens vivement. Et pourtant, comme je les avais prévues autrefois avec la vision faible, délicate et adoucie par la jouissance de cette longue et bonne santé, de la tranquillité que Dieu m'a accordée pendant la majeure partie de ma vie, je les avais conçues en imagination si insupportables, qu'en vérité j'en avais plus peur qu'elle ne m'ont causé de mal. Et cela ne fait que renforcer ma croyance dans le fait que les facultés de notre âme, de la façon dont nous les employons, troublent plus le repos de notre vie qu'elles ne le servent.

5. Je suis aux prises avec la pire de toutes les maladies, la plus soudaine, la plus douloureuse et la plus incurable743. J'en ai déjà subi cinq ou six accès bien longs et bien pénibles ; mais toutefois, ou je me flatte, ou il y a encore en cet état moyen de résister pour qui a l'âme déchargée de la crainte de la mort, et déchargée des mises en garde, prédictions et conclusions dont la médecine nous rebat les oreilles. La réalité de la douleur elle-même n'est pas aussi aiguë, aussi terrible et éprouvante qu'un homme de sens rassis doive en sombrer dans la rage et le désespoir. J'ai au moins tiré ce profit de mes « coliques » qu'elles feront parfaitement ce que je n'avais pas pu faire de moi-même : me réconcilier tout à fait avec la mort et m'entendre avec elle. Car plus elles m'attaqueront et m'importuneront, moins la mort sera à craindre pour moi. J'avais déjà gagné cela : ne tenir à la vie que parce que j'étais en vie. Elles déferont même cette bonne entente, et Dieu veuille qu'à la fin, si leur violence en vient à triompher de mes forces, elles ne me poussent à cette autre extrémité non moins mauvaise, d'aimer et désirer mourir.

Ne crains ni ne souhaite ton dernier jour.

[Martial Épigrammes XLVII, 13]

Ce sont deux passions à craindre, mais l'une tient son remède bien mieux prêt que l'autre.

6. Au demeurant, j'ai toujours trouvé bien prétentieux ce précepte qui impose si rigoureusement et strictement de faire bonne contenance face à la maladie et de la supporter avec une attitude dédaigneuse et calme. Pourquoi la philosophie, qui ne s'occupe que de la substance réelle des choses, perdrait-elle son temps avec ces apparences extérieures744 ? Qu'elle laisse ce soin aux acteurs et aux maîtres de rhétorique, qui font si grand cas de nos gestes ! Qu'elle ose permettre au mal cette lâcheté de la voix, si elle ne vient ni du cœur, ni des entrailles, et qu'elle attribue ces plaintes volontaires au genre des soupirs, sanglots, palpitations, et pâleurs que la Nature tient hors de notre portée. Pourvu que le cœur soit sans effroi, les paroles sans désespoir, qu'elle soit contente ! Qu'importe que nous nous tordions les bras, pourvu que nous ne tordions pas nos pensées ! La philosophie nous forme pour nous-mêmes, non pour les autres ; pour être et non pour paraître. Qu'elle se borne à gouverner notre intelligence, qu'elle s'est mise en devoir d'instruire. Devant les attaques de la « colique », qu'elle fasse en sorte que l'âme puisse néanmoins se reconnaître elle-même, et poursuivre sa marche habituelle, en combattant la douleur et en soutenant ses assauts, et non en se prosternant lâchement à ses pieds ; qu'elle soit excitée et échauffée par le combat, et non abattue et renversée ; capable de s'entretenir avec quelqu'un et de vaquer à d'autres occupations — dans une certaine mesure.

7. Dans des circonstances aussi difficiles, il est cruel de nous demander de prendre une attitude aussi affectée. Si nous sommes maîtres du jeu, peu importe que nous ayons mauvaise mine. Si le corps se soulage en se plaignant, qu'il le fasse ! Si l'agitation lui convient, qu'il se tourne et retourne et se démène comme il lui plaît : s'il lui semble que le mal s'évapore quelque peu (comme certains médecins disent que cela aide à la délivrance des femmes enceintes) en poussant les cris les plus violents, ou si cela trompe un peu sa souffrance, qu'il crie donc ! N'ordonnons pas à cette voix de se faire entendre, mais permettons-lui de le faire. Épicure ne permet pas seulement à son sage de crier dans ses souffrances, il le lui conseille. « Les lutteurs eux-mêmes, en frappant leurs adversaires et en agitant le ceste, gémissent, parce que l'effort de la voix raidit tout leur corps et que leur coup est plus violent. » Nous sommes assez torturés par le mal sans nous torturer avec ces règles superflues. Je dis cela pour excuser ceux que l'on voit d'habitude s'agiter furieusement sous les chocs et les assauts de cette maladie ; car pour moi, je l'ai supportée jusqu'ici avec une contenance un peu meilleure : je me contente de gémir, sans brailler...745 Ce n'est pas que je me mette en peine pour maintenir une apparence décente, car cela m'importe peu. J'accorde au mal tout ce qu'il veut ; mais, ou bien mes douleurs ne sont pas si insupportables, ou bien je les supporte avec plus de fermeté que le commun des mortels. Je me plains, je me désole, quand les douleurs aiguës me traversent, mais je n'en arrive pas au désespoir, comme celui-là :

Des cris, des gémissements, des lamentations