Qui retentissent avec un son plaintif.
[Attius, in Cicéron Tusculanes, II, 23]
8. Au plus fort du mal, je m'éprouve, et j'ai toujours trouvé que j'étais capable de parler, de penser, de répondre aussi sainement qu'à d'autres moments, mais pas de façon aussi constante, car la douleur me trouble et me perturbe. Quand on me croit le plus abattu, et que ceux qui m'entourent me ménagent, j'essaie souvent mes forces, et les entreprends moi-même sur les sujets les plus éloignés de mon état. Je parviens à tout par un brusque effort, mais à condition que cela ne dure pas. Oh ! Que n'ai-je la faculté de faire comme ce rêveur de Cicéron qui, rêvant qu'il couchait avec une fille, s'aperçut qu'il s'était débarrassé de sa « pierre » dans les draps ! Les miennes, au contraire, m'éloignent singulièrement des filles ! Dans les intervalles de ces douleurs excessives, quand mes uretères se calment et cessent de me ronger, je retrouve soudain mon état ordinaire746, du fait que mon âme n'est mise en émoi que par des avertissements sensibles et venant du corps, ce que je dois certainement au soin que j'ai mis à me préparer par des réflexions à de semblables accidents.
Plus de peines nouvelles et inattendues
Pour moi qui ai maintenant tout prévu,
Et reconnu d'avance en imagination.
[Virgile Énéide VI, 103]
9. Je suis tout de même éprouvé un peu trop durement pour un apprenti, et le changement a été bien soudain et bien rude : d'une vie très calme et très heureuse, je suis tombé tout à coup dans la plus douloureuse et la plus pénible que l'on puisse imaginer. Car, outre que c'est une maladie déjà grave en elle-même, elle a débuté chez moi d'une façon plus violente et plus difficile que d'ordinaire. Les crises me prennent si souvent que je ne suis presque plus jamais en bonne santé. Je maintiens pourtant, jusqu'à présent, mon esprit dans un état d'équilibre tel que, pourvu que je puisse y ajouter la constance, je me trouve plutôt dans des conditions de vie meilleures que mille autres qui n'ont ni fièvre, ni autre maladie que celles qu'ils se donnent à eux-mêmes du fait de leurs ratiocinations.
10. Il y a une sorte d'humilité subtile qui prend sa source dans la présomption, et qui est celle-ci : quand nous reconnaissons notre ignorance en bien des choses, et que nous sommes assez honnêtes pour avouer qu'il y a dans les œuvres de la nature des qualités et des façons d'être que nous ne pouvons percevoir, dont notre savoir ne peut parvenir à découvrir les moyens et les causes, il y a, dans cette déclaration exacte et judicieuse, l'espoir d'obtenir qu'on nous croira aussi à propos des choses que nous prétendons comprendre. À quoi bon aller chercher si loin des miracles et des difficultés qui nous sont étrangères ? Il me semble que parmi les choses que nous voyons tous les jours il y en a de si étranges et si incompréhensibles qu'elles dépassent de loin toute l'obscurité des miracles.
11. Quel prodige, le fait que cette goutte de semence de laquelle nous sommes nés comporte en elle l'empreinte, non seulement de la forme corporelle, mais des façons de penser et des tendances de nos pères ! Cette goutte d'eau, où loge-t-elle donc ce nombre infini de formes ? Et comment ces formes peuvent-elles transmettre des ressemblances d'une façon si arbitraire et si irrégulière que c'est l'arrière petit-fils qui ressemblera à son bisaïeul, le neveu à l'oncle ? A Rome, les membres de la famille de Lépide naquirent avec le même œil recouvert de cartilage, et non pas à la suite les uns des autres, mais avec des intervalles. À Thèbes, il y avait une famille dont les membres portaient, dès le ventre de leur mère, une marque de la forme d'un fer de lance, et celui qui ne présentait pas ce signe était tenu pour illégitime747. Aristote dit que chez un certain peuple où les femmes étaient en commun, on attribuait les enfants à leurs pères en fonction de leur ressemblance.
12. Il faut croire que je dois à mon père cette prédisposition à la « maladie de la pierre », car il mourut lui-même extrêmement éprouvé par un gros calcul qu'il avait dans la vessie. Il ne prit conscience de son mal que dans sa soixante-septième année, et avant cela, n'avait ressenti aucune menace ou signe avant-coureur, ni aux reins, ni au côté, ni ailleurs. Il avait vécu jusque-là avec une heureuse santé, bien peu sujet aux maladies, et il survécut encore sept ans atteint de ce mal, traînant une fin de vie bien douloureuse. Je suis né plus de vingt-cinq ans avant sa maladie, au cours de la meilleure partie de sa vie, son troisième enfant. Où donc pouvait bien nicher pendant ce temps la prédisposition à ce trouble ? Et alors qu'il était encore si éloigné du mal qui l'attendait, comment ce tout petit morceau de sa substance dont il me fit pouvait-il porter en lui une empreinte aussi forte ? Et comment pouvait-elle alors être si bien cachée que c'est quarante-cinq ans plus tard seulement que j'ai commencé à en ressentir l'effet, et le seul à ce jour, entre tant de frères, et de sœurs, et tous de la même mère748 ? Celui qui m'éclairera sur la façon dont se transmet cet héritage, je croirai ce qu'il me dira de n'importe quel autre miracle... pourvu que, comme on le fait souvent, on ne me fournisse une explication beaucoup plus fantastique et difficile à admettre que la chose elle-même !
13. Que les médecins me pardonnent un peu ma liberté : c'est de cette instillation due au destin que je tiens l'aversion et le mépris que j'éprouve à l'égard de leur science. Mon antipathie envers leur art est due à mon hérédité. Mon père a vécu soixante-quatorze ans, mon grand-père soixante neuf, mon arrière grand-père près de quatre-vingts, sans avoir pris quelque médicament que ce soit. Pour eux, tout ce qui sortait de l'usage ordinaire passait pour une drogue. La médecine se forme par exemples et expériences : ainsi en est-il de mon opinion. Et n'est-ce pas là une expérience bien claire et bien convaincante ? Je ne sais si les médecins trouveront sur leurs registres trois personnes nées, élevées et mortes dans le même foyer, sous le même toit, ayant vécu aussi longtemps tout en étant soumis à leurs règles. Ils faut bien qu'ils m'accordent cela : si ce n'est la raison, c'est au moins la chance qui est de mon côté. Or, chez les médecins, la chance a plus d'importance que la raison. Et qu'ils ne me prennent pas, maintenant, comme un exemple en leur faveur, mal en point comme je suis : ce serait là abuser de la situation. En vérité j'ai suffisamment pris l'avantage sur eux avec mes exemples familiaux, même s'ils s'arrêtent avec moi. Les choses humaines ne durent pas si longtemps et pourtant il y a deux cents ans — il ne s'en faut que de dix-huit — que nous nous essayons de vivre ainsi, puisque le premier naquit en l'an mille quatre cent deux. Il est donc bien normal que cette expérience commence à tirer à sa fin. Que les médecins ne viennent donc pas me reprocher les maux qui pour le moment me prennent à la gorge : n'est-ce pas suffisant, de mon côté, d'avoir vécu en bonne santé durant quarante-sept ans ? Et quand ce serait pour moi le bout du chemin, il a été suffisamment long.
14. Mes ancêtres avaient la médecine en aversion par quelque disposition occulte et naturelle : la seule vue des médicaments faisait horreur à mon père. Le seigneur de Gaviac, mon oncle paternel, homme d'église, maladif dès sa naissance, et qui malgré tout fit durer cette vie débile jusqu'à soixante sept ans, fut pris un jour d'une très grave et violente fièvre continue ; les médecins décidèrent qu'on devait lui dire que s'il ne voulait pas s'aider lui-même (ils nomment « aide » ce qui est le plus souvent un empêchement) — il allait mourir à coup sûr. Ce brave homme, bien qu'il fût effrayé par cette horrible sentence déclara pourtant : « Je suis donc mort ! » Mais sitôt après, Dieu rendit vaine cette prédiction.