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15. Le dernier des quatre frères, sieur de Bussaguet, et de bien loin le dernier, fut le seul qui se soumit à l'art médical, et il me semble que ce fut à cause des rapports qu'il entretenait avec les autres « arts », puisqu'il était lui-même conseiller à la cour du Parlement. Cela lui réussit si mal que, malgré une constitution apparemment plus forte, il mourut cependant bien longtemps avant les autres sauf un, le sieur de Saint-Michel.

16. Il est possible que j'aie reçu de mes ancêtres cette aversion naturelle pour la médecine, mais s'il n'y avait eu que cela, je me serais efforcé de la vaincre. Car toutes les tendances qui se font jour en nous sans raison sont mauvaises : c'est une sorte de maladie qu'il faut combattre ; et s'il est possible que j'aie eu cette propension, je ne l'en ai pas moins étayée et renforcée par les raisonnements qui ont installé en moi l'opinion que j'en ai maintenant. Car je déteste aussi cette façon qu'ont certains de refuser un médicament à cause de son amertume, et je serais plutôt d'humeur à trouver que la santé mérite d'être rachetée par tous les cautères et incisions les plus pénibles qui se puissent faire. Et selon Épicure, il me semble que les plaisirs sont à éviter s'il apportent à leur suite des souffrances plus grandes — et que les douleurs sont à rechercher si elles conduisent ensuite à des plaisirs plus grands.

17. C'est une chose précieuse que la santé, et la seule, en vérité, qui mérite qu'on emploie, non seulement son temps, sa sueur, sa peine, ses biens, mais sa vie elle-même pour essayer de l'atteindre ; d'autant que sans elle, la vie nous devient pénible et insupportable. Sans elle, le plaisir, la sagesse, le savoir et la vertu se ternissent et s'évanouissent, et aux raisonnements les plus solides et les plus fermes par lesquels la philosophie cherche à nous persuader du contraire, nous n'avons qu'à opposer l'image de Platon, frappé d'épilepsie ou d'apoplexie, et le mettre au défi dans ce cas d'appeler à son secours les riches facultés de son âme. Toute voie qui peut nous mener à la santé, pour moi, ne peut être dite ni rude ni coûteuse. Mais j'ai quelques autres bonnes raisons de me défier de tout cela. Je ne dis pas qu'on ne puisse en tirer quelque chose : il est certain qu'il y a dans la multitude des œuvres de la Nature des choses qui sont favorables à la conservation de notre santé, cela est certain.

18. J'entends bien qu'il y a des plantes qui humidifient, d'autres qui dessèchent. Je sais par expérience que le raifort cause des vents intestinaux, et que les feuilles de séné sont laxatives. De la même façon, je sais encore plusieurs autres choses, comme par exemple : que le mouton me nourrit, et que le vin m'échauffe. Et Solon disait que la nourriture était, comme les autres drogues, un médicament contre la maladie de la faim. Je ne désavoue pas l'usage que nous pouvons faire des choses que nous tirons de la nature, je ne doute pas de sa puissance et de sa fécondité, ni du fait qu'elle puisse convenir à nos besoins. Je vois bien, par exemple, que les brochets et les hirondelles en tirent profit. Mais je me méfie des inventions de notre esprit, de notre science et de notre savoir-faire : c'est en faveur de tout cela que nous avons abandonné la nature et ses règles, et nous ne savons nous y tenir ni avec modération, ni dans certaines limites.

19. Nous appelons « justice » le rafistolage que nous faisons des premières lois qui nous tombent sous la main ; leur mise en œuvre est souvent inepte et même inique, et ceux qui s'en moquent et la blâment n'entendent pas pour autant faire injure à cette noble vertu elle-même, mais seulement condamner l'abus qui est fait de ce mot sacré, sa profanation. Je fais de même à l'égard de la médecine : j'honore comme il se doit ce mot glorieux, ce qu'il propose, ce qu'il promet, si utile au genre humain ; mais ce qu'il nous montre réellement de tout cela, je ne l'honore ni ne l'estime.

20. C'est l'expérience qui me rend craintif : car d'après ce que je peux savoir, je ne vois personne qui soit si tôt malade et si tard guéri que celui qui est soumis à la juridiction de la médecine. Sa santé est altérée et gâtée du fait de la contrainte imposée par les régimes. Les médecins ne se contentent pas de régner sur la maladie, ils rendent malade la santé elle-même, pour faire en sorte qu'on ne puisse absolument pas échapper à leur autorité. Dans une santé florissante et continue, ne voient-il pas le signe d'une grande maladie future ? J'ai été assez souvent malade, et sans leur secours, j'ai trouvé mes maladies plus douces à supporter (et j'en ai éprouvé de presque toutes les sortes !), et plus courtes que chez aucun autre. Et du moins n'y ai-je pas ajouté l'amertume de leurs potions ! La santé, chez moi, est libre et entière, sans règles, sans autre discipline que celle de mes habitudes et de mon plaisir. Tout lieu, pour moi, est bon pour m'y arrêter, car je n'ai besoin d'autre confort, étant malade, que celui qu'il me faut quand tout va bien. Je ne suis pas inquiet de me trouver sans médecin, sans apothicaire, et sans secours : je vois que la plupart des autres en sont plus affligés que de leur mal. Eh quoi ! Les médecins eux-mêmes nous montrent-ils dans leurs vies un bonheur et une longévité qui puissent nous donner quelque preuve évidente de leur science ?

21. Il n'y a point de peuple qui n'ait vécu plusieurs siècles sans médecine, et c'étaient les premiers siècles, c'est-à-dire les meilleurs et les plus heureux. Et il n'y a pas encore aujourd'hui la dixième partie du monde qui en fasse usage. Quantité de peuples ne la connaissent pas, et l'on y vit plus sainement et plus longtemps qu'on ne le fait ici. Même parmi nous, les gens du peuple s'en passent bien. Les Romains avaient passé six cents ans avant de la recevoir ; mais après en avoir fait l'expérience, ils la chassèrent de leur ville, par l'entremise de Caton le Censeur, qui montra combien il était facile de s'en passer, ayant lui-même vécu quatre-vingt cinq ans, et fait vivre sa femme jusqu'à un âge très avancé, non pas sans médecine, mais plutôt sans médecin : car toute chose qui se montre salubre pour notre existence peut être appelée « médecine ». Il entretenait la santé de sa famille, dit Plutarque, il me semble, par la consommation de lièvre. Comme les gens d'Arcadie, dit Pline, guérissent toutes les maladies avec du lait de vache ; et les Lybiens, dit Hérodote, jouissent communément d'une rare santé du fait de cette coutume que voici : quand leurs enfants ont atteint quatre ans, ils leur cautérisent et brûlent les veines de la tête et des tempes, barrant ainsi la route, leur vie durant, à toute fluxion de rhume. Les villageois de ce pays n'emploient que du vin, le plus fort qu'ils peuvent, mêlé à force safran et épices, en cas d'ennui quelconque ; et tout cela avec le même succès.

22. Et à vrai dire, de cette diversité et confusion de prescriptions, quelle autre fin, quel autre effet attend-on, sinon de vider le ventre ? Ce que mille plantes médicinales de chez nous peuvent faire aussi. Et je ne sais même pas s'ils ont raison de dire que notre corps n'a pas besoin de conserver ses excréments : peut-être jusqu'à un certain point tout de même, comme le vin a besoin de sa lie pour se conserver ? On voit souvent des gens en bonne santé pris de vomissements ou de diarrhée pour une cause accidentelle et inconnue, et évacuer alors une grande quantité d'excréments sans nécessité, ni sans utilité pour la suite, et même, au contraire, avec une possible détérioration et aggravation de leur état. C'est du grand Platon749 que j'ai appris, naguère, que dans les trois sortes de mouvements dont nous sommes le siège, le dernier et le pire est celui des purgations : nul homme, s'il est sain d'esprit, ne doit en entreprendre qu'en cas d'extrême nécessité. On réveille et excite la maladie en s'y opposant. Il faut que ce soit la façon de vivre qui doucement la fasse s'assoupir et l'amène à sa fin. Les violentes empoignades de la drogue et de la maladie se font toujours à notre détriment, puisque c'est en nous que se déroule la querelle, et que la drogue n'est pas un secours sur lequel on peut compter : elle est de par sa nature même l'ennemie de notre santé, et elle ne pénètre en nous que par le biais de nos troubles.