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23. Laissons donc un peu les choses se faire : l'ordre qui veille sur les puces et les taupes veille aussi sur les hommes, qui font preuve de la même patience pour se laisser mener que les puces et les taupes. Nous avons beau crier « hue750 !  », cela ne fait que nous enrouer, et non pas avancer. L'ordre qui nous régit est orgueilleux et impitoyable. Notre crainte, notre désespoir, le détournent et le dissuadent de nous aider, au lieu de l'y convier. Il doit laisser la maladie suivre son cours, comme il le fait pour la santé. Il ne se laissera pas corrompre en faveur de l'un et au préjudice de l'autre : car alors il n'y aurait plus « ordre » — mais désordre. Suivons-le, de par Dieu, suivons-le ! Il conduit ceux qui le suivent, et ceux qui ne le suivent pas, il les entraîne de force, leur rage et leur médecine avec eux ! Faites prescrire une purge à votre cervelle : elle y sera bien mieux employée que dans votre estomac !

24. Comme on demandait à un Lacédémonien ce qui lui avait permis de vivre si longtemps en bonne santé, il répondit : « l'ignorance de la médecine. » Et l'empereur Adrien criait sans cesse en mourant que c'était la foule des médecins qui l'avait tué. Un mauvais lutteur se fit médecin :  « Courage, lui dit Diogène, tu as raison ; tu vas maintenant mettre en terre ceux qui t'y ont mis autrefois. » [Diogène Laërce Vies et doctrines..., Livre de poche 2003, VI, 62]

25. Mais les médecins ont cette chance, selon Nicoclès, que le soleil éclaire leurs succès, et que la terre cache leurs fautes. Et de plus, ils ont une façon bien avantageuse de se servir de toutes sortes d'événements ; car ce que le sort, la nature ou quelque cause étrangère (dont le nombre est infini) produisent en nous de bon et de salutaire, c'est le privilège de la médecine de s'en attribuer le mérite. Tous les heureux succès qui arrivent au patient soumis à son régime, c'est d'elle qu'il les tient. Ce qui m'a guéri, moi, et qui en guérit mille autres qui n'ont pas appelé de médecin à leur secours, ils s'en emparent en portant cela à leur crédit. Et quand il s'agit d'accidents fâcheux, ou ils les désavouent tout à fait, et en attribuent la faute au patient, par des raisons si peu convaincantes qu'ils ne peuvent manquer d'en trouver toujours suffisamment, comme celles-ci : il a découvert son bras, il a entendu le bruit d'une voiture,

Le passage des voitures

Au coude étroit d'une rue.

[Juvénal Satires III, 236]

on a entrouvert sa fenêtre, il s'est couché sur le côté gauche, une pensée pénible lui a traversé la tête... En somme, une parole, un rêve, une œillade, leur semblent une excuse suffisante pour prétendre que ce n'est pas « de leur faute ». Ou bien, si ça leur plaît, ils détournent cette aggravation à leur avantage, en utilisant ce moyen qui ne rate jamais : nous assurer, lorsque la maladie se trouve renforcée par leurs soins, qu'elle serait devenue bien pire encore sans leurs remèdes. Celui qu'ils ont fait passer d'un gros rhume à des accès de fièvre quotidiens, aurait eu, sans eux, une fièvre continuelle. Ils n'ont pas à se soucier de mal faire leur travail, puisqu'ils parviennent à tirer profit des dommages qu'ils causent. Ils ont bien raison de réclamer du malade une confiance totale : il faut vraiment que cette confiance soit sans restrictions et bien souple, pour s'appliquer à des inventions si difficiles à croire !

26. Platon avait bien raison de dire qu'il n'appartient qu'aux médecins de mentir en toute liberté, puisque notre salut dépend de la vanité et de la fausseté de leurs promesses751. Ésope, auteur d'une rare excellence, et dont peu de gens découvrent toutes les beautés, nous dépeint joliment cette autorité tyrannique dont ils font preuve sur ces pauvres âmes affaiblies et abattues par la maladie et la crainte ; il raconte qu'un malade, interrogé par un médecin sur l'effet produit sur lui par les médicaments qu'il lui avait donnés, répondit : « J'ai beaucoup sué. — Cela est bon, dit le médecin. » Une autre fois, il lui demanda de nouveau comment il se portait depuis lors : « J'ai ressenti un froid extrême, dit-il, et j'ai beaucoup tremblé. — Cela est bon, continua le médecin. » Et quand pour la troisième fois, il lui redemanda comment ça allait, l'autre répondit : « Je me sens enfler et devenir bouffi, comme si j'avais de l'hydropisie. — Voilà qui est bien ! dit encore le médecin. » Et quand un de ses domestiques vint ensuite s'enquérir de l'état du malade, celui-ci répondit : « En vérité, mon ami, à force d'aller bien, je me meurs. »

27. Il y avait en Égypte une loi plus juste, par laquelle le médecin prenait son patient en charge les trois premiers jours, aux risques et périls de ce dernier. Mais passés les trois jours, c'était aux risques du médecin. Quelle raison y aurait-il, en effet, qu'Esculape leur patron eût été frappé de la foudre pour avoir ramené Hippolyte à la vie,

Mais le grand Jupiter, s'indignant qu'un mortel752,

Des ombres des enfers revînt aux feux du jour,

Lui-même, aux eaux du Styx te plongea de sa foudre,

Fils de Phébus, qui fis cet art et ce remède.

[Virgile Énéide VII, 770-773]

 

et que ses suivants en soient absous, eux qui envoient tant d'âmes de la vie à la mort ?

 

28. Un médecin vantait son art auprès de Nicoclès, disant qu'il était d'une grande efficacité : « Vraiment, c'est sûr, puisqu'il peut tuer impunément tant de gens ! » Et d'ailleurs, si j'avais fait partie de leur cercle, j'eusse rendu ma science plus sacrée et plus mystérieuse. Ils avaient pourtant bien commencé, mais ils ont mal fini. C'était un bon commencement d'avoir fait des dieux et des démons les auteurs de leur science, d'avoir utilisé un langage spécial, une écriture spéciale. Même si la philosophie pense que c'est une folie de donner des conseils au profit de quelqu'un en le faisant d'une manière inintelligible : « Comme si un médecin ordonnait à un malade de prendre un fils de la terre, marchant dans l'herbe, sa maison sur son dos, et dépourvu de sang753. » [Cicéron De Divinatione II, 64]

29. C'était une règle fondamentale dans leur art, et qui d'ailleurs est présente dans tous les arts chimériques, fallacieux, surnaturels, que la foi du patient doit envisager avec espoir et certitude l'effet de leurs opérations. Et ils respectent cette règle au point d'être persuadés que le plus ignorant et le plus fruste des médecins est plus efficace pour le patient qui a confiance en lui, que le plus expérimenté, mais qu'il ne connaît pas. Même le choix qu'ils font de leurs drogues a quelque chose de mystérieux et de divin. Le pied gauche d'une tortue, l'urine d'un lézard, la fiente d'un éléphant, le foie d'une taupe, du sang tiré sous l'aile droite d'un pigeon blanc... Et pour nous autres « coliqueux754 » (tant ils abusent de notre misère), des crottes de rat réduites en poudre, et autres singeries du même genre, qui font plus penser à un sortilège de magicien qu'à une science solide. Je laisse de côté le nombre impair de leurs pilules, la valeur maléfique de certains jours et de certaines fêtes dans l'année, les heures à respecter pour cueillir certaines herbes pour leurs ingrédients, cette physionomie rébarbative et cette attitude de componction dont Pline lui-même se moque.

30. Mais à ce qui était une belle entreprise, ils ont commis l'erreur, à mon avis, de ne pas ajouter le secret et la religiosité dans leurs assemblées et consultations. Aucun profane n'aurait dû y avoir accès, pas plus qu'aux cérémonies secrètes d'Esculape. Cette faute a fait que leur irrésolution, la faiblesse de leurs arguments, divinations et principes, l'âpreté de leurs débats, pleins de haine, de jalousie et de querelles de personnes — tout cela est à la vue de tous, et qu'il faut être incroyablement aveugle pour ne pas se sentir en danger quand on est entre leurs mains. Qui a jamais vu un médecin se servir du même remède que son confrère, sans y retrancher ou ajouter quelque chose ? En quoi ils se trahissent et montrent bien qu'ils sont plus préoccupés de leur réputation, et donc de leur profit, que de l'intérêt de leur patient. Celui de leurs grands maîtres qui leur a autrefois enseigné qu'un seul médecin doit s'occuper du malade, était un sage. Car s'il ne fait rien qui vaille, on ne pourra pas en faire de grand reproche à la médecine, puisque c'est la faute d'un seul ; et à l'inverse, s'il réussit, il lui fera grand honneur. Quand ils sont nombreux, ils jettent à tous les coups le discrédit sur le métier, d'autant qu'il leur arrive plus souvent de faire le mal que le bien. Ils doivent s'accommoder du désaccord perpétuel entre les opinions des principaux maîtres et celles des auteurs anciens qui ont écrit sur cette science, désaccord qui n'est connu que par les hommes versés dans les livres, sans que le peuple soit au courant des controverses et variations de jugement qu'ils entretiennent entre eux en permanence.