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31. Faut-il donner un exemple des débats qu'a connu la médecine depuis l'Antiquité ? Hiérophile place la cause originelle des maladies dans les humeurs755 ; Erasistrate dans le sang des artères ; Asclépiade, dans les atomes invisibles qui s'écoulent de nos pores ; Alcméon, dans l'excès ou le manque de forces corporelles ; Dioclès, dans l'inégalité des éléments du corps et dans la qualité de l'air que nous respirons ; Straton, dans l'abondance, la crudité et la corruption de nos aliments ; Hippocrate, dans les « esprits756 ». L'un de leurs amis757, qu'ils connaissent mieux que moi, s'est écrié à ce propos que la science la plus importante dont nous ayons l'usage, celle qui a la charge de nous conserver en bonne santé, c'est malheureusement la plus incertaine, la plus obscure, et celle qui est agitée par le plus de changements. Il n'y a pas grand danger si l'on se trompe sur la hauteur du Soleil ou dans une fraction de quelque calcul astronomique ; mais ici, où il y va de tout notre être, ce n'est pas sérieux de s'abandonner à la merci de tant de vents qui s'agitent les uns contre les autres.

32. Avant la guerre du Péloponnèse, on n'entendait guère parler de cette science. Hippocrate758 la mit à l'honneur. Tout ce que celui-ci avait établi, Chrysippe le renversa. Puis ce fut Erasistrate, petit-fils d'Aristote, qui en fit autant avec ce que Chrysippe avait écrit là-dessus. Après eux vinrent les Empiriques, qui prirent une voie toute différente des Anciens dans l'utilisation de cet art. Quand la réputation de ces derniers commença à se faire vieille, Hiérophile répandit l'usage d'une autre sorte de médecine, qu'Asclépiade759 vint combattre et anéantir à son tour. La faveur passa ensuite aux opinions de Thémison760, puis à celles de Musa, et enfin à celles de Vexius Valens, médecin fameux par ses relations avec Messaline761. L'empire de la médecine échut, du temps de Néron, à Thessalus, qui abolit et condamna tout ce qui avait été tenu pour vrai jusqu'à lui. La doctrine de celui-ci fut abattue par Crinas de Marseille, qui remit à l'honneur la méthode consistant à régler toutes les opérations médicinales sur les éphémérides et les mouvements des astres, à manger, dormir et boire à l'heure qui convenait à Lune et à Mercure. Son autorité fut pourtant bientôt supplantée par celle de Charinus, médecin de cette même ville de Marseille, qui combattait non seulement la médecine ancienne, mais également l'usage public et tellement ancien des bains chauds. Il faisait se baigner les hommes dans l'eau froide, même l'hiver, et plongeait les malades dans l'eau naturelle des ruisseaux.

33. Jusqu'au temps de Pline, aucun Romain n'avait encore daigné exercer la médecine : elle était faite par des étrangers et des Grecs, comme elle est exercée chez nous Français par des gens qui ne parlent qu'en latin. Car, comme le dit un très grand médecin762, nous n'acceptons pas facilement la médecine que nous comprenons, pas plus que la drogue que nous cueillons. Si les peuples chez lesquels nous allons chercher le gaïac763, la salsepareille764, et le bois de squine765, ont eux-mêmes des médecins, quelle importance peut-on penser qu'ils accordent, du fait de leur rareté, de leur étrangeté, et de leur cherté, à nos choux et à notre persil ? Car qui oserait mépriser des choses que l'on est venu chercher de si loin, avec les dangers d'un voyage aussi long et si périlleux ? Depuis les anciennes mutations dont j'ai parlé plus haut, la médecine en a connu un nombre infini d'autres jusqu'à nous, et le plus souvent radicales et générales, comme celles qui, de notre temps, sont dues à Paracelse, Fioravanti, et Argenterius. Car ils ne changent pas seulement la formule d'un remède mais, d'après ce qu'on m'a dit, toute l'organisation d'ensemble du corps médical, accusant d'ignorance et de tricherie ceux qui en ont fait profession jusqu'à eux. Je vous laisse à penser où en est le pauvre patient dans tout cela !

34. Si encore nous étions assurés, quand ils se trompent, que cela ne nous nuise pas si cela ne nous profite pas, ce serait une sorte de marché plutôt raisonnable de prendre le risque d'une amélioration sans courir le danger de perdre quoi que ce soit. Ésope raconte l'histoire de celui qui avait acheté un esclave Maure, et qui, pensant que sa couleur de peau lui était venue à la suite d'un accident et des mauvais traitements de son premier maître, lui fit suivre un traitement très sévère avec des breuvages et des bains. Ce qui arriva, c'est que le Maure n'améliora pas sa couleur basanée, mais perdit entièrement sa santé.

35. Combien de fois nous arrive-t-il de voir les médecins s'attribuant les uns les autres la responsabilité de la mort de leurs patients ? Je me souviens d'une épidémie qui sévit dans les villes des environs, il y a quelques années, très dangereuse et même mortelle. Cet orage étant passé, non sans avoir emporté un nombre incalculable d'hommes, l'un des plus fameux médecins de la région publia un petit livre sur la question, dans lequel il reconnaissait, après coup, que l'une des principales causes de ce désastre résidait dans les saignées qui avaient été pratiquées. Les auteurs médicaux affirment d'ailleurs qu'il n'y a aucune médecine qui n'ait quelque aspect nuisible ; et si même celles qui nous sont utiles nous font du tort, que dire de celles qu'on nous applique absolument hors de propos ?

36. Quant à moi, et quand il ne s'agirait que de cela, je pense que pour ceux qui détestent le goût des médicaments, ce serait faire un effort dangereux et préjudiciable pour eux que d'en prendre un à un moment aussi mal venu, et tellement à contrecœur. Je crois que cela épuise bien trop le malade, précisément quand il a tant besoin de repos. En plus de cela, quand on examine les circonstances sur lesquelles ils font généralement reposer les causes de nos maladies, on voit qu'elles sont si ténues et si délicates, que j'en conclus qu'une bien petite erreur dans la prescription des remèdes peut être fort nuisible pour nous.

37. Or si l'erreur du médecin est dangereuse, voilà qui est mauvais pour nous, car il est bien difficile d'éviter qu'il n'y retombe souvent : il a besoin de trop d'éléments, considérations et circonstances pour ajuster sa démarche. Il doit connaître la complexion du malade, sa température, ses humeurs, ses tendances, ses actions, et même ses pensées, ses idées. Il faut qu'il se renseigne sur les circonstances extérieures, la nature du lieu, l'état de l'air et du temps, la position des planètes et leurs influences ; qu'il connaisse les causes de la maladie, ses signes, ses manifestations, ses jours critiques ; pour le remède, son poids, sa force, son origine, son ancienneté, sa posologie. Il faut qu'il soit capable de rapprocher tous ces éléments dans leurs justes proportions, pour en obtenir la parfaite symétrie. Et il suffit qu'il se trompe un tant soit peu, il suffit que sur tant d'éléments concernés, un seul s'écarte un peu de la bonne direction pour causer notre perte. Dieu sait comme il est difficile de connaître la plupart de ces choses-là ! Car par exemple, comment déceler le symptôme spécifique d'une maladie, puisque chacune peut en comporter un nombre infini ? Les médecins n'ont-ils pas de controverses entre eux, et de doutes, sur l'interprétation des urines ? Car autrement, d'où viendraient donc ces disputes continuelles sur la détermination de la maladie ? Comment pourrions-nous excuser cette faute qu'ils commettent si souvent, de « prendre une martre pour un renard » ?