38. Dans les maladies que j'ai eues, pour peu qu'il y ait eu quelque difficulté, je n'en ai jamais trouvé trois qui fussent d'accord entre eux. Et je note plus volontiers les exemples qui me touchent de près. Mais dernièrement, à Paris, un gentilhomme fut opéré pour des calculs sur la prescription des médecins, et on ne lui trouva pas plus de pierre dans la vessie que sur la main. Et à Paris encore, un évêque, avec qui j'étais très ami, avait été instamment sollicité de se faire opérer par la plupart des médecins qu'il avait appelés en consultation ; j'avais moi-même contribué, sur la foi d'autrui, à l'en persuader. Quand il fut décédé, et qu'on l'ouvrit, on trouva qu'il n'avait que les reins malades. C'est en cela que la chirurgie me semble beaucoup plus sûre que la médecine : elle voit et peut toucher du doigt ce sur quoi elle intervient ; la devinette et la conjecture y tiennent moins de place. Les médecins, eux, n'ont pas de speculum766 qui leur permette de voir notre cerveau, nos poumons, notre foie.
39. Les promesses que nous fait la médecine sont d'ailleurs peu crédibles. Car elle doit faire face à diverses affections opposées qui nous assaillent souvent ensemble et ont entre elles une relation presque nécessaire, comme par exemple la chaleur du foie et la froideur de l'estomac. Les médecins nous font croire que dans les ingrédients de leurs compositions, celui-ci réchauffera l'estomac et celui-là rafraîchira le foie ; l'un est chargé d'aller droit aux reins, voire jusqu'à la vessie, sans étendre plus loin son influence, en conservant sa vertu et sa force sur ce long chemin plein de détours jusqu'au lieu qui lui est assigné de par sa qualité occulte ; un autre asséchera le cerveau, et un autre encore humidifiera le poumon. Dans tout cet amas dont ils ont fait une mixture buvable, n'y a-t-il pas quelque illusion à espérer que ces vertus vont ensuite se séparer, se diviser, et se répartir pour aller exercer des charges si diverses ? Je craindrais infiniment qu'elles ne perdent ou échangent leurs étiquettes, et ne confondent leurs destinations. Et qui pourrait imaginer que dans cette confusion liquide, ces facultés ne se corrompent, ne se confondent, ne s'altèrent l'une l'autre ? Sans parler du fait que l'exécution de l'ordonnance dépend encore d'un autre officiant, à la bonne foi et à la merci duquel nous abandonnons encore une fois notre vie !
40. Nous avons des fabricants de pourpoints et de chausses pour nous vêtir, et par qui nous sommes d'autant mieux servis que chacun ne s'occupe que de sa tâche propre, et a un savoir plus restreint et mieux délimité que n'en a un tailleur qui doit connaître tout à la fois. De la même façon, pour se nourrir avec plus de commodité, les grands personnages utilisent les offices distincts de rôtisseur et de maître des potages, parce qu'un cuisinier, dont la tâche est plus générale, ne peut aussi parfaitement s'acquitter de tout. Et de même encore, pour se soigner, les Égyptiens avaient raison de rejeter le métier de médecin généraliste et de diviser cette profession en attribuant à chaque maladie et à chaque partie du corps son spécialiste, parce que cette partie était ainsi bien plus spécifiquement et moins confusément traitée, du fait qu'on s'occupait d'elle en particulier. Chez nous, les médecins ne se rendent pas compte du fait que celui qui s'occupe de tout ne s'occupe de rien, et que la gestion globale de ce microcosme leur est impossible. En n'osant pas arrêter le cours d'une dysenterie pour lui éviter une fièvre, les médecins m'ont tué un ami767, qui valait mieux qu'eux, tous autant qu'ils sont. Ils mettent en balance leurs pronostics avec les maux présents, et pour ne pas guérir le cerveau au préjudice de l'estomac, font mal à l'estomac et du tort au cerveau avec leurs drogues qui excitent et perturbent.
41. Les variations et la faiblesse des arguments de cet art sont plus visibles que dans aucun autre. Les produits dilatateurs768 sont utiles à un homme atteint de la gravelle769, car en ouvrant et dilatant les passages, ils facilitent l'acheminement de cette matière gluante dont se forment les « sables » et la « pierre770 », et conduisent vers le bas ce qui commence à durcir et s'amasser dans les reins. Mais ils sont également dangereux, pour un homme atteint de la gravelle, car en ouvrant et en dilatant les passages, ils facilitent l'acheminement de la matière propre à former la « pierre » vers les reins ; ceux-ci s'en emparent volontiers à cause de leur propension naturelle à le faire, et on ne pourra empêcher qu'ils en retiennent la majeure partie. Et de plus, si par hasard il s'y trouve quelque corps un peu plus gros qu'il ne faut pour franchir tous ces passages resserrés avant de pouvoir être expulsé au dehors, alors, mis en mouvement par l'action des dilatateurs, et poussé dans ces étroits canaux, il risque de les boucher, et conduira à une mort certaine et très douloureuse.
42. Les médecins sont aussi sûrs d'eux dans les conseils qu'ils nous donnent à propos de notre régime de vie. Il est bon de souvent « tomber de l'eau771 », car nous constatons par expérience qu'en la laissant croupir, nous lui donnons l'occasion de se décharger de ses déchets et de sa lie, qui serviront de matériau pour la formation du « calcul » dans la vessie. Et il est bon de ne pas souvent « tomber de l'eau », car les déchets lourds qu'elle entraîne avec elle ne seront pas évacués sans un violent courant, comme on le voit pour un torrent, qui coule avec force et balaie bien plus nettement l'endroit où il passe que ne le fait le courant d'un ruisseau lent et faible. De la même façon, il faudrait avoir souvent affaire aux femmes, car cela ouvre les passages et achemine le « sable » et la « pierre ». Mais cela est mauvais aussi, car cela échauffe les reins, les fatigue et les affaiblit.
43. Il est bon de se baigner772 dans des eaux chaudes, parce que cela relâche et amollit les endroits où croupissent le « sable » et la « pierre ». Mais cela est mauvais aussi, parce que cette application de chaleur externe aide les reins à cuire, durcir et pétrifier la matière qui s'y trouve. À ceux qui « prennent les bains », il est plus salubre de manger peu le soir, pour que les eaux qu'ils vont boire le lendemain matin soient plus efficaces, en traversant un estomac vide et non obstrué. Mais à l'inverse, il est meilleur de peu manger à midi, pour ne pas gêner l'action de l'eau, qui n'est pas encore achevée, pour ne pas charger si vite l'estomac après ce travail d'absorption, et pour laisser à la nuit le soin de digérer, parce que cela s'y fait mieux que durant le jour, où le corps et l'esprit sont en perpétuel mouvement, en perpétuelle action.
44. Voilà comment les médecins font les charlatans et tiennent des propos dans lesquels ils racontent n'importe quoi à nos dépens. Ils sont incapables de me fournir une assertion à laquelle je n'en puisse opposer une contraire, et avec la même force. Qu'on cesse donc de crier après ceux qui, dans cette confusion, se laissent tranquillement conduire par leur goût et selon le dessein de la Nature, s'en remettant au sort commun.