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52. Et voici la seconde. Avant d'être malade de la gravelle, j'avais entendu plusieurs personnes faire grand cas du sang de bouc comme d'une manne céleste envoyée ces derniers siècles pour le soutien et la conservation de la vie humaine, et comme des gens intelligents en parlaient comme d'un remède étonnant et d'une action infaillible, moi qui ai toujours pensé être en butte à tous les accidents qui peuvent survenir à quiconque, je pris plaisir, étant en bonne santé, à me munir de ce miracle, et donnai chez moi l'ordre d'élever un bouc selon la méthode prescrite : car il faut que ce soit aux mois les plus chauds de l'été qu'on le mette à part, et qu'on ne lui donne à manger que des herbes dilatatrices778 et à boire que du vin blanc. Il se trouva que j'arrivai chez moi le jour qu'il devait être tué, et l'on vint me dire que mon cuisinier trouvait dans la panse deux ou trois grosses boules qui s'entrechoquaient au milieu de sa nourriture. J'eus la curiosité de me faire apporter toute cette tripaille, et fis ouvrir cette grosse et large peau : il en sortit trois gros corps, légers comme des éponges, et qu'on aurait dit creux, mais au demeurant durs et fermes sur le dessus, bigarrés de plusieurs couleurs ternes. L'un était d'une rondeur parfaite, de la taille d'une petite boule779, les deux autres un peu moins grosses, de forme moins parfaite, comme si elles n'étaient pas achevées. M'étant enquis de cela auprès de ceux qui ont l'habitude d'ouvrir ces animaux, j'ai appris que c'est là une chose rare et inhabituelle.

53. Il est vraisemblable que ces pierres-là sont cousines des nôtres ; et s'il en est ainsi, il est bien vain, pour les « malades de la pierre » d'espérer obtenir leur guérison du sang d'une bête elle-même sur le point de mourir du même mal ! Car plutôt que de dire que le sang n'est pas affecté par ce contact, et que sa qualité habituelle ne s'en trouve pas altérée, il y a tout lieu de penser que rien ne s'engendre dans un corps que par la communication entre toutes les parties et leur action commune : l'ensemble agit tout entier, même si tel ou tel élément contribue plus qu'un autre au résultat, du fait de la diversité des actions en cours. Ainsi il est très vraisemblable que dans toutes les parties de ce bouc il y avait quelque « vertu pétrifiante780 ». Ce n'est pas tant pour moi et par crainte de l'avenir que j'étais curieux de faire cette expérience ; c'était plutôt pour faire comme les femmes qui, chez moi comme dans beaucoup d'autres maisons, amassent un tas de petits remèdes pour en secourir les gens du peuple : elles utilisent la même recette pour cinquante maladies différentes et se vantent d'obtenir de bons résultats — bien qu'elles ne les emploient pas pour elles-mêmes.

54. Au demeurant, j'honore les médecins, non pas selon le précepte de l'Ecclésiastique781, parce que c'est nécessaire — car à ce passage on en oppose un autre du prophète, qui reproche au roi Asa d'avoir eu recours à un médecin — mais par affection pour eux, ayant trouvé parmi eux beaucoup d'hommes estimables et dignes d'être aimés. Ce n'est pas à eux que j'en veux, mais à leur « art », et je ne les blâme guère de profiter de notre sottise, puisque la plupart des gens en font autant. Bien des métiers, moins honorables ou au contraire plus nobles que le leur, n'ont d'autre fondement et ne trouvent d'autre appui que dans la sottise populaire. Je les fais venir à mon chevet quand je suis malade, s'ils se trouvent justement dans les environs ; je demande à m'entretenir avec eux, et je les paie comme les autres. Je leur permets de m'ordonner de me couvrir chaudement, si c'est ce que je préfère ; ils peuvent choisir entre les poireaux et les laitues pour que mon bouillon soit fait comme il leur plaît, et m'ordonner le vin blanc ou clairet : et ainsi de suite, pour toutes les choses qui sont indifférentes à mon appétit et à mes habitudes.

55. J'entends bien que pour eux, cela n'est rien du tout, car l'amertume et la bizarrerie sont des particularités appartenant à l'essence propre du remède. Lycurgue prescrivait du vin aux Spartiates malades. Pourquoi ? Parce que, étant en bonne santé, ils le détestaient. Exactement de la même façon qu'un gentilhomme, mon voisin, s'en sert comme médicament très efficace contre ses fièvres, parce qu'il en déteste absolument le goût quand il est dans son état naturel.

56. Combien en voyons-nous, parmi les médecins, qui sont comme moi, qui dédaignent la médecine pour leur propre usage, et adoptent une façon de vivre libre, tout à fait contraire à celle qu'ils ordonnent aux autres ? N'est-ce pas là abuser de notre naïveté ? Car ils n'attachent pas moins d'importance que nous à leur vie et à leur santé, et ils mettraient leurs actes en accord avec leur science s'ils n'en connaissaient la fausseté.

57. C'est la crainte de la mort et de la douleur, l'incapacité à supporter la maladie, un besoin terrible et irrépressible de la guérison qui nous rend ainsi aveugles : c'est pure lâcheté que d'être aussi faibles et influençables. La plupart des gens, pourtant, ne croient guère à la médecine, même s'ils la laissent faire et la supportent : je les entends s'en plaindre et en parler — comme nous. Mais il leur faut s'y résoudre à la fin : « Comment faire autrement ? » Comme si refuser de souffrir était en soi un meilleur remède que la souffrance. Est-il quelqu'un, parmi ceux qui se sont laissés aller à cette misérable sujétion, qui ne se livre pas aussi à toute sorte d'imposture ? qui ne se mette pas à la merci de quiconque est assez hardi pour lui promettre la guérison ?

58. Les Babyloniens transportaient leurs malades sur la place publique782 : le médecin, c'était le peuple. Chacun des passants devait, par humanité et politesse, s'enquérir de leur état et leur donner quelque avis salutaire tiré de leur propre expérience. Nous ne faisons guère autrement : il n'est pas une seule bonne femme783 dont nous n'utilisions ce qu'elle marmonne dans ses formules magiques. Et si je devais accepter quelque médecine, j'accepterais spontanément plutôt celle-ci, car elle offre au moins cet avantage qu'on n'en a rien à craindre.

59. Homère et Platon disaient des Égyptiens qu'ils étaient tous médecins. Cela peut se dire de tous les peuples, car il n'est personne qui ne se vante de connaître quelque remède, et qui ne soit prêt à l'essayer sur son voisin, à ses risques et périls s'il veut bien le croire. Je me trouvais l'autre jour dans un groupe de gens où quelqu'un qui souffrait comme moi, annonça la nouvelle d'une sorte de pilule faite d'une centaine d'ingrédients au moins, bien comptés. Ce fut une grande joie et un extrême réconfort ; quel rocher pourrait en effet résister au tir d'une telle batterie. J'ai pourtant appris, de ceux qui l'ont essayée, que la moindre petite « pierre » n'en fut même pas ébranlée.

60. Je ne puis quitter ce papier sans dire encore un mot sur le fait qu'ils nous présentent, comme une preuve de l'efficacité de leurs drogues, cette expérience qu'ils ont faite. La plupart, et même je crois bien plus des deux tiers des vertus médicinales relèvent de la « quinte essence784 », ou propriété occulte des plantes ; et nous ne pouvons en avoir connaissance que par l'expérience, car cette « quinte essence » n'est pas autre chose qu'une qualité dont notre raison ne peut nous permettre de trouver la cause. Et parmi leurs preuves, je suis content d'accepter celles qu'ils prétendent avoir obtenu par l'inspiration de quelque divinité (car s'agissant de miracles, très peu pour moi), ou bien encore les preuves tirées des choses qui, pour d'autres raisons, font partie de celles que nous utilisons couramment. C'est le cas de la laine, que nous avons l'habitude d'utiliser pour nos vêtements, et en laquelle on a trouvé incidemment quelque occulte propriété desséchante capable de guérir les engelures du talon ; ou encore du raifort que nous mangeons, et dans lequel on a trouvé des vertus laxatives.