61. Galien raconte qu'il advint à un lépreux de guérir grâce au vin qu'il avait bu, parce qu'une vipère s'était introduite par hasard dans le récipient. Cet exemple nous montre par quel intermédiaire et de quelle façon les choses se sont produites : il en est de même pour les conclusions auxquelles les médecins disent avoir été amenés par l'exemple de certains animaux. Mais dans la plupart des autres cas, quand ils disent avoir été conduits par la chance, et n'avoir eu d'autre guide que le hasard, je trouve peu crédible la façon dont s'est déroulée la découverte.
62. J'imagine l'homme regardant autour de lui le nombre infini des choses, des plantes, des animaux, des métaux. Je ne sais par où lui faire commencer son observation. Et si sa première idée le fait se jeter sur la corne d'un élan, à laquelle s'attache une croyance bien commode et peu sûre, il n'en sera pas plus avancé pour la suite : tant de maladies et tant de circonstances se présentent à lui ! Avant qu'il soit parvenu à la certitude que devrait lui apporter l'expérience, l'esprit humain y perd son latin. Et avant qu'il ait trouvé parmi cette infinité de choses ce qu'est cette corne ; que parmi cette infinité de maladies, lui correspond l'épilepsie ; parmi tant de tempéraments, la mélancolie ; parmi tant de saisons, l'hiver ; parmi tant de nations, les Français ; parmi tant d'âges, la vieillesse ; parmi tant de mouvements célestes, la conjonction de Vénus et de Saturne ; parmi tant de parties du corps, le doigt... Et en tout cela n'être guidé par aucun raisonnement ni aucune conjecture, aucun exemple, aucune inspiration divine, mais seulement le hasard ! Il faudrait que ce fût par un hasard relevant tout à fait de l'art, réglé et méthodique. Et puis encore : la guérison obtenue, comment savoir si ce mal n'était arrivé de lui-même à sa fin, ou qu'il se fût agi d'un effet du hasard ? ou de l'action de toute autre chose, comme ce qu'il a mangé, bu, ou touché ce jour-là ? ou le résultat des prières de sa grand-mère ? Et en outre, quand cette preuve aurait été parfaitement établie, combien de fois a-t-elle été réitérée, et cette longue enfilade de hasards heureux et de rencontres favorables, combien de fois a-t-elle été reparcourue, pour qu'on puisse en déduire une règle ?
63. Et celle-ci une fois établie — par qui l'aura-t-elle été ? Parmi tant de millions, il n'y a peut-être que trois hommes qui prennent la peine d'enregistrer leurs expériences. Le sort aura-t-il rencontré à point nommé l'un de ceux-là ? Et que se passera-t-il si un autre, si cent autres ont fait des expériences contraires ? Peut-être y verrions-nous un peu plus clair si tous les jugements et raisonnements des hommes nous étaient connus. Mais que trois témoins et trois docteurs représentent le genre humain, ce n'est pas là quelque chose de raisonnable ; il faudrait que la nature humaine les eût choisis, élus, et qu'ils fussent déclarés comme étant nos représentants785 par une procuration formelle.
À MADAME DE DURAS786.
64. Madame, c'est là que j'en étais de mes « Essais » quand vous êtes venue me voir dernièrement. Comme il se pourrait que ces inepties tombent un jour entre vos mains, je veux aussi qu'elles témoignent de ce que leur auteur se sent très honoré de la faveur que vous leur accorderez. Vous y reconnaîtrez l'attitude et le comportement que vous lui connaissez dans sa conversation. Même si j'avais pu prendre une autre apparence que celle qui est la mienne d'ordinaire, une autre allure plus honorable et meilleure, je ne l'aurais pas fait : c'est que je n'attends rien d'autre de ces écrits que de me rappeler à votre souvenir tel que je suis naturellement. Ces façons d'être et ces dispositions d'esprit que vous avez connues et accueillies, Madame, avec bien plus de considération et de courtoisie qu'elles ne méritent, ce sont celles-là mêmes que je veux loger, sans altération ni changement, en quelque chose de solide, qui puisse durer quelques années ou quelques jours après moi, et où vous les retrouverez quand il vous plaira de vous en rafraîchir la mémoire, sans avoir à vous donner la peine de vous en souvenir — car elles ne le méritent pas. Mon désir est de vous voir maintenir votre amitié en ma faveur, grâce aux mêmes qualités que celles qui l'ont fait naître.
65. Je ne désire nullement qu'on m'aime et m'estime mieux mort que vivant. L'attitude de Tibère est ridicule, et pourtant courante : il avait plus le souci d'étendre sa renommée dans l'avenir qu'il n'en avait de se rendre estimable et agréable aux hommes de son temps. Si j'étais de ceux à qui le monde pût devoir des louanges, je l'en tiendrai quitte pour la moitié seulement pourvu qu'il me les payât d'avance : qu'elles se pressent et s'amoncellent autour de moi, plus épaisses que longues, plus pleines que durables. Et qu'elles s'évanouissent pour de bon quand j'en perdrai la conscience et que leur doux son n'atteindra plus mes oreilles.
66. Ce serait une idée bien sotte, alors que je suis sur le point d'abandonner la société des hommes, d'aller maintenant me montrer à eux sous prétexte de quelque nouveau mérite. Je ne tiens pas le compte des biens que je n'ai pu employer dans ma vie. Quel que je sois, je veux l'être ailleurs que sur le papier. Mon art et mon savoir-faire ont été employés à me mettre en valeur. Mes études, à apprendre à agir et non à écrire. J'ai mis tous mes efforts à donner forme à ma vie : voilà mon métier et mon ouvrage. Je suis moins un faiseur de livres que de toute autre chose. J'ai voulu avoir quelques capacités pour servir mes besoins présents et essentiels, non pour les mettre en dépôt ni en faire une réserve pour mes héritiers.
67. Que celui qui a quelque valeur le fasse connaître par sa façon d'être, et en ses propos ordinaires, à sa façon de traiter l'amour ou les querelles, au jeu, au lit, à la table, dans la conduite de ses affaires, en s'occupant de sa maison. Ceux que je vois faire de bons livres étant mal vêtus se seraient plutôt occupés d'abord de leur mise, s'ils m'avaient écouté. Demandez à un Spartiate s'il aime mieux être bon rhétoricien que bon soldat ! Moi-même, j'aimerais mieux être bon cuisinier, si je n'avais personne pour s'occuper de cela.
68. Mon Dieu ! Madame, comme je détesterais avoir la réputation d'être quelqu'un d'habile dans ce que j'écris et un homme de rien, un sot, par ailleurs ! J'aime encore mieux être un sot ici et là, plutôt que d'avoir si mal choisi l'endroit où employer ma valeur. C'est pourquoi il s'en faut de beaucoup que je cherche à me faire quelque nouvel honneur par ces sottises, et ce sera déjà bien si je n'y perds pas un peu de ce que j'avais acquis. Car au-delà de ce que ce portrait mort et muet cache de mon être véritable, il ne se rapporte pas non plus à mon meilleur moment, mais à celui où j'ai bien perdu de la vigueur et de l'entrain que j'avais à mes débuts, à celui où je tire sur le flétri et sur le rance. Je suis au fond du tonneau, qui sent la fin et la lie.
69. Au demeurant, Madame, je n'aurais pas osé agiter si hardiment les mystères de la médecine, étant donnée la confiance que vous et tant d'autres lui accordez, si je n'y avais été amené, et par ses auteurs eux-mêmes787. Je crois bien qu'il n'y en a que deux chez les Latins : Pline l'Ancien et Celse788. Si vous les lisez un jour, vous verrez qu'ils s'adressent bien plus brutalement à leur art que je ne le fais : je ne fais que le pincer, ils l'égorgent. Pline se moque, entre autres choses, du beau moyen qu'ils ont trouvé pour se défiler, quand ils sont « au bout du rouleau789 » : ils renvoient les malades qu'ils ont secoués et tourmentés pour rien avec leurs drogues et leurs régimes, les uns demander du secours aux vœux et aux miracles, les autres aux eaux thermales. (Ne vous inquiétez pas, Madame, il ne parle pas de celles d'ici, sous la protection de votre maison, et qui sont toutes Gramontoises790.) Ils ont encore une troisième façon de nous éloigner d'eux, et de se décharger des reproches que nous pouvons leur faire du peu d'amélioration de nos maux, sur lesquels ils ont pourtant régné si longtemps qu'il ne leur reste plus aucun moyen de nous leurrer : c'est de nous envoyer chercher le bon air dans quelque autre contrée. Mais j'en ai assez dit, Madame : vous me donnerez certainement la permission de reprendre le fil de mon propos, dont je m'étais détourné pour m'entretenir avec vous.